Jacques Darriulat

 

IINTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

ANTIQUITE TARDIVE

MOYEN AGE

RENAISSANCE

PHILOSOPHIE MODERNE

1- Révolution copernicienne

2- Descartes

3- Leibniz

4- Querelle des Anciens et des Modernes

5- La révolution esthétique

6- De l'Académie au Salon

7- L'Esthétique des Lumières

8- Bouhours, Dubos

9- Baumgarten

10- Burke

11- Rousseau

12- Herder

13- Lessing, Schiller

14- Kant

15- L'invention du musée

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

L’esthétique des Lumières

 

           Biblio : Jacques Chouillet, L’esthétique des Lumières, PUF, 1974 ; Ernst Cassirer, « Les problèmes fondamentaux de l’esthétique », dans La Philosophie des Lumières, « Agora » ; Jean Starobinski, L’Invention de la liberté, Skira, puis Flammarion ; Jean Starobinski, 1789, Les emblèmes de la raison, Flammarion, « Champs ». Gérard Raulet, Les Lumières allemandes, textes et commentaires, GF, « L’esthétique philosophique », p. 415-484. Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne, 1680-1715, Le Livre de Poche. Yvon Belaval, L’Esthétique sans paradoxe de Diderot, Gallimard.

           C’est au cours du XVIe siècle, que l’artiste cesse d’être artisan, et que les arts sont reconnus parmi les arts libéraux. Cette reconnaissance en dignité entraîne aussi une modification du statut social : le peintre, l’architecte, le musicien, ne subissent plus les contraintes des corporations médiévales, et se réunissent en « Académies » où ils énoncent les règles de leur art : ainsi se développe un discours sur l’art qui vise à ennoblir le métier et enrôle à cette fin les autorités savantes : La Poétique d’Aristote, et L’Art poétique d’Horace. On se pique alors de beau langage, de convenance et de bienséance, et l’on s’efforce de définir les règles de « la belle manière ». L’art affecte le ton savant, « pédant » dirait Molière, et l’Académie, dont la monarchie absolue fait une institution d’État, finit par exercer, par les règles et le bon usage, un despotisme théorique plus oppressant encore que celui, simplement corporatiste, des corps de métiers dans la société féodale. Tout se passe comme si le désir d’échapper au carcan des règles et de libérer l’invention était la vraie constante de la volonté d’art : de même que les Académies permettent en un premier temps d’échapper aux cadres étouffants de la corporation, de même le développement de la sensibilité esthétique tend au XVIIIe siècle à s’affranchir des règles contraignantes énoncées par les Académies. Le développement de l’art apparaît comme l’expression la plus manifeste, selon le titre du beau livre de Jean Starobinski, de « l’invention de la liberté ».

           Au XVIIe siècle, l’Académie prend la relève politique et profane de la Contre-Réforme, qui avait entrepris d’expurger les images pour les rendre décentes, et dignes de répondre à l’iconoclasme protestant. Le bon goût, ou bien encore le goût des « honnêtes gens », définit la norme. Le critère est surtout social, et distingue l’appartenance à une élite. Que l’on se situe dans la cour ou dans les salons précieux, la variation est faible et met toujours en avant les mêmes impératifs de convenance (que chaque rôle soit approprié au personnage, ce que les censeurs de la Contre-Réforme, s’inspirant d’Horace, nomment le decorum), de bienséance (que l’œuvre ne choque pas la belle manière) et de vraisemblance (inspirée d’Aristote, et qui impose surtout l’unité de l’action dramatique). Pourtant, dans le dernier quart du siècle, l’unanimité sur le bon goût commence à se défaire : la Querelle des Anciens et des Modernes, qui oppose, de 1674 (Boileau, L’Art poétique) à 1697 (dernier dialogue de Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes), Nicolas Boileau à Charles Perrault, remet en question la dictature que le bon goût des Modernes exerce sur les Beaux-Arts. Paradoxalement, ce sont les Anciens qui sont peut-être plus modernes que les Modernes, eux qui opposent au respect des règles la naïveté sublime d’Homère, qui ne savait rien des contraintes de l’Académie mais dont le génie sauvage a pourtant produit une poésie bien supérieure à celle du siècle finissant. Les thèmes mis en jeu par la Querelle annoncent les traits dominants de l’esthétique des Lumières : Homère, en compagnie de Milton et de Shakespeare (mais également le Dante de « L’Enfer »), deviendra l’archétype du poète génial, qui crée par instinct et non par convenance, par la nécessité de l’inspiration et non par le respect des règles. Les partisans des Anciens sont ainsi conduits à privilégier la naïveté au détriment de la civilité, la grossièreté des origines à l’excessive civilisation des temps présents. L’ouvrage de l’érudite Anne Dacier, qui traduit l’Iliade en 1699 et l’Odyssée en 1708, Les Causes de la corruption du goût, est bien significatif de ce point de vue, et semble annoncer le premier Discours de Rousseau (1750) : le progrès de la civilisation est contraire, et non favorable, à l’éclosion du génie.

           Anciens et Modernes s’accordent sur l’inusable impératif : « il faut imiter la nature », mais l’interprètent de façons exactement contraires : pour les Modernes, la nature, c’est la raison, ou le bon sens, qui est la chose du monde la mieux partagée ; pour les Anciens, la nature, c’est le génie, ou du moins l’inspiration du sentiment (le bon goût plutôt que le bon sens), que chacun éprouve intérieurement, qui est difficilement communicable et ne peut par conséquent être énoncé sous forme de règles. Qui sera donc juge du sentiment, à qui reconnaîtra-t-on le goût de bien juger? Déjà, la querelle du Cid (1637) offrait à Corneille l’occasion d’opposer, aux réprimandes de l’Académie, l’accueil enthousiaste du public. Dans la Critique de l’école des femmes (1663), véritable manifeste esthétique, Molière faisait dire à Dorante : « Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours [...] Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’en a pas suivi un bon chemin ». Et Uranie ironise : « J’ai remarqué une chose de ces Messieurs-là : c’est que ceux qui parlent le plus de règles, qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles » (I, 505) (1).

           Cependant, si le plaisir est la règle, quel est donc la règle du plaisir, et qui sera qualifié pour en juger? Toute l’esthétique du XVIIIe siècle se présente dès lors comme une phénoménologie du plaisir. La règle du plaisir semble bien problématique, puisqu’elle est la règle qui demeure quand on a congédié toute règle.

           Il se peut bien qu’il n’y ait en vérité pas de règle (puisque les plus savants théoriciens sont les plus médiocres auteurs), et que le bon juge en manière de goût soit relatif au public auquel on a choisi de s’adresser : Molière, dans la Critique, penche plutôt pour la cour contre les précieux, pour le bon sens des honnêtes gens plutôt que pour les « Messieurs du Bel-Air », Trissotin ou marquis de Mascarille, bref pour la simplicité de la nature contre l’affectation de la culture ; mais il ne dédaigne pas les rires du parterre ni l’opinion des « laquais », car c’est là sans doute son véritable public, celui auquel va son cœur. Cette relativité du jugement esthétique obéit à des raisons que la raison ne pénètre pas : psychologiques (la balance des humeurs qui font la complexion ou le tempérament), sociales (la bonne éducation, qui ne doit pas étouffer par artifice la voix de la nature, dont L’Émile sera pour le siècle le paradigme), ou historiques et politiques (le caractère des nations, influencé par le climat, car ce qui plaît d’un côté des Pyrénées ne plaît pas de l’autre). La règle du goût semble insaisissable, et le plaisir ne se laisse pas mettre en formules. Un jésuite aimable et mondain, le Père Dominique Bouhours, publie en 1671 Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène. Ce petit ouvrage élégant se compose de trois parties, dont la première traite du bon usage de « La langue française », qui est l’expression la plus adéquate de l’esprit des peuples, la seconde définit « Le bel esprit » qui juge avec bon sens et qui est universel, et la troisième, la plus courte mais la plus nouvelle, s’intitule « Le je ne sais quoi » : la périphrase désigne l’inconnu du sentiment esthétique. Tel le Dieu de la théologie négative, on ne peut le définir que par privation, énoncer ce qu’il n’est pas sans jamais pouvoir saisir son essence véritable. Le plaisir pris à l’œuvre est ainsi un « je ne sais quoi » dont la théorie, tout au long du XVIIIesiècle, s’épuise à dire le contenu (2).

           Ce projet de connaître le plaisir, d’une connaissance non seulement sensible mais aussi intellectuelle, conduit à l’élaboration d’une double esthétique, dont la contradiction dynamise tout le siècle et qui le partage assez exactement en deux moitiés. On attend en premier lieu, de la libération des règles de l’Académie, la jouissance du naturel que l’affectation des manières et de la bienséance avait refoulée : il en naît un art ludique et sensuel qui domine avec la Régence, et jusque vers 1750 (art « rococo » en France, « baroque » dans les pays germaniques) ; mais ce jeu simplement hédoniste conduit à la frivolité dans le domaine esthétique, et au règne des favorites dans le domaine politique. La seconde moitié du siècle est donc à la recherche d’une expression qui éveille en nous le sentiment moral, un art grandiose qui inspire le sentiment de l’infini. Aux menus plaisirs succède le plaisir du terrible, au beau le sublime. C’est ainsi que l’opposition qui conduit Kant, en 1790, à diviser l’analytique du jugement esthétique en analytique du beau et en analytique du sublime, est aussi l’opposition qui travaille le siècle tout entier. C’est cette même opposition qui rend si problématique l’unité d’une œuvre exemplaire, également partagée entre la tentation hédoniste et la déclamation mélodramatique : celle de Diderot.

           La liberté de la nature, qui se déploie en toute innocence quand la contrainte des règles a disparu, est en premier lieu l’expression de la spontanéité et la grâce de l’improvisation. Les poètes des premiers temps, tels Homère, sont beaux innocemment, parce qu’ils sont la voix de la nature : c’est la « beauté naïve », ou la « simple nature » qui conduisent Fénelon, archevêque de Cambrai, à prononcer l’éloge, dans Les Aventures de Télémaque, du style sublime de Démosthène, ou de celui de Sophocle, qui « est bien loin de cette élégance si déplacée et si contraire à la vraisemblance ; il ne fait dire à Œdipe que des mots entrecoupés ; tout est douleur » (Chouillet 37). Cette recherche du naturel conduit à préférer, aux formes solennelles et guindées du Grand Siècle, des formes souples et fluides, qui ondulent comme des lianes. Le peintre et graveur anglais William Hogarth publie en 1753 l’ouvrage intitulé Analysis of Beauty, dans lequel il fait l’éloge de la « ligne serpentine », expression forgée au XVIe siècle par Giovanni Paolo Lomazzo (1538-1600, Traité de l’art de la peinture, 1584) à propos de Michel-Ange. En conformité avec les thèses de l’abbé Du Bos (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, 1719), le beau est dans la variété, dans l’imprévu, dans la surprise qui nous divertissent de l’ennui : un tracé rectiligne est monotone, « les allées sinueuses, les rivières qui serpentent » (Hogarth) plaisent. Les « lignes onduleuses et serpentines » de Du Bos se retrouvent dans le tracé capricieux du jardin anglais, qui se plaît à dérouter la droite perspective des allées à la française. « La complexité équilibrée de la forme » est capable, selon Hogarth, de « conduire l’œil dans une sorte de chasse ». L’art de bien varier stimule ainsi la fantaisie de l’artiste et détourne de l’ennui. On se plaît encore au labyrinthe du jardin chinois, et le goût de la chinoiserie ajoute le piquant de l’exotisme au divertissement esthétique. La recherche du plaisir naturel conduit ainsi à l’excès de la sophistication. Dès 1750, on dénoncera la frivolité du « style pittoresque », et c’est sur le ton de la réprobation qu’on le qualifiera de « baroque », ou de « rococo ». Le plaisir naturel semble alors insaisissable, puisqu’il conduit avec le style rocaille au comble de l’artifice et au triomphe de l’ornementation.

           Mais la contradiction de l’esthétique hédoniste passe aussi par une autre voie. La recherche du plaisir naïf, dépouillé du carcan culturel qui l’étouffe, conduit à la poursuite d’une origine perdue, que la civilisation aurait peu à peu recouverte, sans qu’il soit possible de rétrograder. On ne peut en effet connaître innocemment l’innocence, et l’étude du naturel ne réussira jamais à retrouver la grâce du premier instant. Se savoir innocent, c’est déjà ne plus l’être. La réflexion de la conscience chasse irrévocablement la grâce de la naïveté. C’est à sa naïveté qu’Homère doit le charme de sa poésie, et l’imitation que peut en faire un esprit civilisé ne sera jamais qu’un habile pastiche : Les Poèmes d’Ossian (1760), chants épiques de l’ancienne Écosse, trompent pourtant et exercent une profonde influence avant qu’on identifie l’auteur, James Macpherson (1736-1796). Il faut donc que l’authenticité de l’innocence renonce à l’imitation : on n’imite pas la nature, on est soi-même nature, on se laisse guider innocemment par elle ; mais cette innocence, perdue, est à jamais perdue. La peinture d’un Greuze, que Diderot affectionnait fort, n’est qu’une longue variation sur ce thème de l’innocence perdue.

           Tout le siècle rêve de régresser à l’état originel du sentiment, qui était alors comme nu, naïf, natif, et dans la force de sa vérité. Rousseau invente le sauvage en dépouillant l’homme civilisé des qualités dont la société l’affuble (Second Discours, 1754). Voltaire fait du Huron, nommé « l’Ingénu » (1767), l’arbitre toujours juste que le jugement de goût cherchait en vain. En matière de goût, le plus savant sera toujours le plus candide. Condillac, dans le Traité des sensations (1754), imagine une statue insensible qu’il éveille peu à peu à la vie par le jeu et la combinaisons des impressions sensibles : il suffit, selon le philosophe, que sa statue, qui figure ici l’homme dans l’état originel de sa première indétermination, soit sensible à l’odeur d’une rose pour qu’elle s’élève progressivement jusqu’aux opérations de l’intelligence la plus abstraite. Le sensualisme condillacien, dans le sillage de Locke, est certes un empirisme : nos idées ne sont pas innées, mais dérivent au contraire, par associations ou oppositions, de nos diverses sensations. Mais une autre lecture est possible : les idées abstraites ne font que compliquer ce qui se donnait délicieusement dans la première sensation, et la combinatoire sensible n’est pas sans exprimer quelque nostalgie pour l’expérience originelle, seule absolument authentique : nous n’avons connu le parfum de la rose que la première fois où nous l’avons humé.

           Paradoxalement, tant c’est un lieu commun d’opposer Locke à Descartes, cette rêverie d’une origine purement esthétique, source du plaisir pur, se situe dans l’héritage cartésien : Dieu n’est pas trompeur et l’union substantielle de l’âme avec le corps goûte sans faute la saveur des mets, à moins d’avoir été corrompue par la maladie (l’hydropique), ou par la civilisation (le tabac). Comment régresser jusqu’à l’état d’innocence, en lequel seulement se dissimule le secret du plaisir, donc le critère vrai du jugement de goût? On rêve alors d’une expérience qui restituerait l’homme à son état primitif, et livrerait le secret des vraies valeurs sensibles. C’est en premier lieu l’expérience de l’aveugle, expérience imaginée par Molyneux et méditée par Locke à la fin du XVIIe siècle, réalisée par le chirurgien Cheselden en 1728 : un aveugle-né, opéré de la cataracte, saura-t-il discerner par la seule vue une sphère et un cube qu’il savait distinguer par le toucher du temps qu’il était aveugle? Le test, conduit sans rigueur, ne permet pas de tirer de conclusion certaine, et le siècle ne cesse de revenir sur cette expérience impossible, pour laquelle il semble que les voyants soient aveugles. C’est ce fameux problème qui se trouve à l’origine de la Lettre sur les Aveugles que publie Diderot en 1749, où le sentiment du beau se réduit en fin de compte à l’utile, c'est-à-dire à l’appréciation de ce qui est favorable pour la pleine santé de l’appréciateur.

           La seconde expérience est plus radicale encore : on est à la recherche d’un enfant sauvage, doublement originel puisqu’il est enfant, pour vérifier sur lui les thèses de Condillac ou de Rousseau. On en connaissait auparavant de nombreux cas, qui n’avaient pourtant suscités que de l’indifférence, dans les temps où l’origine n’était pas encore un thème philosophique. A la fin du siècle, on trouve un jeune garçon d’un peu plus de dix ans, qui vivait seul dans les forêts de l’Aveyron, se déplaçant comme une bête, à quatre « pattes ». Un élève de Pinel, Jean Itard, s’efforcera de l’éveiller à l’intelligence par les voies du sensualisme condillacien. Il échouera, et s’il réussira à lui faire adopter la station droite, il ne parviendra pas à lui apprendre à parler. Les deux Mémoires de Jean Itard (1801 et 1806) sur Victor, enfant sauvage de l’Aveyron, sont aujourd’hui publiés en poche. L’exquise sensibilité du sauvage tel qu’on le rêve conduit ainsi tristement à la stupidité réelle de l’idiotie. La recherche de l’innocente nature conduit à l’inhumain.

           Mais la quête de l’ingénuité esthétique est déroutante encore par un autre biais. En se dépouillant de la civilisation, on renonce sans doute à la moralité, et peut-être même à l’humanité. Paradoxalement, la recherche de l’innocence semble conduire à son contraire, l’immoralisme du libertinage. Seule l’ingénue, qui se met naïvement à l’écoute de son plaisir naissant, est libertine, et bien souvent la courtisane feint de jouer les fausses ingénues. Le principe de plaisir, pris comme seul guide, conduit à la perversion qui peut se retourner contre le plaisir, et ériger la souffrance même en plaisir. Les textes effarants de Sade donnent la voix à une nature monstrueuse qui semble surtout jouir de supplicier : le plaisir, qu’on voulait croire innocent, découvre à son principe un mal radical qui semble bien éloignée des mignardises du rococo. Et pourtant, il se peut que la perversion soit lovée au cœur de l’innocence. Il est vrai que l’ingénuité de l’enfance est, depuis Rousseau, unanimement reconnue et que nul ne se risquerait à dire ce qu’écrira plus tard Freud dans les trois Essais sur la théorie de la sexualité (1905) : que l’enfant est « pervers polymorphe ». Pourtant la fin du siècle voit chanceler l’optimisme des Lumières : il se peut que la nature ne soit pas « bonne » par elle-même, et que le naturel implique le risque d’un mal « radical », d’une insistante monstruosité. Déjà, au siècle précédent, le grand Molière avait compris ce qu’il peut y avoir de pervers dans l’innocence même. L’ingénuité désarmante, Arnolphe ne sait que répondre, de l’Agnès de L’École des femmes, n’est pas si éloignée de l’infidélité de la catin. Et Rousseau lui-même, ce grand avocat de l'innocence naturelle - dont la bonté toute privative ne se fonde, paraît-il, que sur l'ignorance du mal - quand il évoque, dans ses Confessions, les souvenirs de son enfance comme de son adolescence, ne lui revient-il pas en mémoire les désarrois d'un âge trouble, et bien éloigné de l'hypothétique candeur de l'origine ? N'y manquent ni les délices des plaisirs solitaires, ni le voyeurisme, ni l'exhibitionnisme, ni même le masochisme et le sadisme. Où trouver alors ce plaisir pur qui fait rêver le siècle, si l'enfance même est chassée du paradis de la simple jouissance ? Si le plaisir n’est que dans l’instant (« Plaisir d’amour ne dure qu’un instant », chantonne-t-on alors), il se dissout aussitôt dans la durée, et la vie de plaisir est nécessairement une vie dissolue, condamnée par suite à l’inconstance. La fidélité au plaisir est infidélité à l’amour, et celui qui n’écoute que la voix de la nature est nécessairement inconstant en ses attachements. L’esthète du pur plaisir, ce n’est donc pas l’ingénue ni le sauvage, mais bien Dom Juan auquel Mozart fait chanter : « Viva la libertà ». Une fois encore, la quête de la nature est déçue, et se perd ainsi dans la double impasse de l’idiotie de l’enfant sauvage ou de la perversité du libertin.

           Pour surmonter le risque de la dissolution, il faut que l’affranchissement des règles ne se borne pas à la recherche du plaisir, cet insaisissable mirage, mais qu’elle s’élève à l’affirmation de la liberté. A l’esthétique hédoniste du rococo, le style sublime de la seconde moitié du siècle opposera l’héroïsme de la volonté, un pur « je veux » dont Kant montrera qu’il est aussi un « tu dois ». La liberté se perd dans l’inconstance, dans l’inconsistance du plaisir évanescent ; elle s’affirme au contraire par l’audace de la volonté qui s’affranchit des contraintes et se propose de changer le monde en le soumettant aux lois de la raison. A la délicieuse finesse du goût, qui seule sait apprécier toutes les subtilités du beau, le sublime oppose l’enthousiasme (Shaftesbury) qui élève l’homme au-dessus de la nature et lui découvre l’infini. Le plaisir pris au beau conduit à l’appréciation du sensible, l’élan du sublime à l’affirmation du supra-sensible. Aux délicatesses et aux mignardises du style rococo, le sublime oppose le frisson de l’immense, du colossal et de l’incommensurable, qui découvre à l’homme la grandeur de sa destination morale.

           C’est ainsi que l’hédonisme du XVIIIe siècle, parti pour une chasse au plaisir, conduit, par un prodigieux renversement, à l’éloge de l’effort et du dépassement, et à l’expression inconditionnelle de la loi morale. Il apparaît alors que ce que veut la volonté, ce n’est nullement la jouissance, incapable de la sauver de l’ennui toujours renaissant, mais sa propre autonomie : la volonté est en nous volonté de vouloir, volonté d’affirmation absolue, d’autonomie inconditionnelle. A la fin du siècle et au début du siècle suivant, la figure ambiguë et inquiétante de Bonaparte incarnera cet idéal du pur vouloir. La loi morale n’est pas en effet pour Kant l’humiliation du désir, mais l’expression de « la faculté supérieure de désirer », qui est liberté, qui est l’autonomie de la volonté, c'est-à-dire la volonté qui se veut elle-même plutôt que tout objet sensible. Cependant, par une nécessité dont on aura peut-être la clé dans la troisième Critique, la sublimité du pur vouloir peinera à trouver une expression esthétique adéquate. Le sublime se transporte en effet au-delà du sensible, et il n’y a pas de commandement plus sublime dans l’Ancien Testament, selon Kant, que celui qui interdit de façonner une image de Dieu. Il est donc peut-être nécessaire que la représentation esthétique du sublime sombre le plus souvent — toujours? — dans le ridicule. En entrant dans l’époque contemporaine, l’art se donne pour tâche de représenter un objet impossible, puisque suprasensible. Il se peut que nous ne soyons toujours pas, aujourd’hui, sortis de cette impasse.

 

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NOTES

1- Racine, préface de Bérénice : « La principale règle est de plaire et de toucher : toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première ; mais toutes ces règles sont d’un long détail, dont je ne leur conseille pas de s’embarrasser : ils ont des occupations plus importantes. Qu’ils se reposent sur nous de la fatigue d’éclaircir les difficultés de la poétique d’Aristote ; qu’ils se réservent le plaisir de pleurer et d’être attendris ; et qu’ils me permettent de leur dire ce qu’un musicien disait à Philippe, roi de Macédoine, qui prétendait qu’une chanson n’était pas selon les règles : “A Dieu ne plaise, Seigneur, que vous soyez si malheureux que de savoir ces choses-là mieux que moi” » (Théâtre complet, édition Maurice Rat, Garnier,1960, p. 300-301).

2- Le chapitre CXXVII de L’Homme de cour de Baltasar Gracian (1647) s’intitulait déjà « Le Je-ne-sais-quoi ». On y apprend que : « C’est la vie des grandes qualités, l’âme des actions, le lustre de toutes les beautés /…/ Il teint beaucoup plus du privilège que de l’étude, car il est même au-dessus de toute discipline /…/ Sans lui, toute beauté est morte, toute grâce est sans grâce. » (Gérard Lebovici, 1990, p. 75).