Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Leibniz et la vérité des sensations

 

            Biblio : Leibniz, Discours de métaphysique et correspondance avec Arnauld, éd. G. Le Roy, Vrin ; Nouveaux Essais sur l’entendement humain, GF.

            André Robinet, Leibniz, Seghers, 1962 ; Yvon Belaval, Leibniz, Initiation à sa philosophie, Vrin, 1962 ; Michel Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF, 1968 ; Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le baroque, Minuit, 1989.

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            Le discrédit qui, depuis la révolution copernicienne, pèse sur les phénomènes — la représentation sensible n’est pas l’icône de l’essence, mais un obstacle pour la connaissance scientifique — n’est cependant pas irrémédiable. Certes, le phénomène est une perspective centrée sur le point de vue d’un sujet, lui accordant toujours, telle la loge royale dans la disposition du théâtre, la place du centre. Il ne faut pourtant pas conclure que cette mise en scène n’est que la machination d’un Malin Génie, qui ne vise qu’à tromper. Non seulement nous savons depuis Descartes que la perspective phénoménale est au service de la conservation du corps-propre, et plus encore du « contentement » qui rend sensible l’union substantielle par le bon usage des passions, mais encore il se peut que la déformation perspective elle-même, à condition d’être méthodiquement rétablie, puisse participer à la recherche de la vérité. Descartes nous a permis de penser la vérité pratique du phénomène ; mais c’est Leibniz, théoricien pourtant de la pensée aveugle ou symbolique, seule capable de calculer les indivisibles (1), qui nous permet de penser la vérité spéculative du phénomène.

            Il y a en effet, pour un même objet, une infinité de représentations sensibles qui l’appréhendent sous des angles divers ; toutes ces perspectives, dont chacune exprime une existence singulière, c'est-à-dire infiniment déterminée, n’en convergent pas moins dans la vérité de l’objet qu’il faut alors considérer comme la somme intégrale de l’infinité des points de vue monadologiques qui le décrivent entièrement. C’est ainsi que pour Leibniz la perpective n’est pas fausse ; elle est seulement partielle, et la sommation des perspectives variées permet toujours de recomposer la vérité de l’univers global : « Et, comme une ville regardée de différents côtés paraît tout autre, et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque monade » (Monadologie, § 57). Le mal n’est donc pas sans remède, et la dépravation perspective n’est pas définitive : il est toujours possible de définir une totalité qui intègre la variété et de traduire par le calcul la distorsion perspective, nécessairement individuelle, dans la langue universelle de la raison.

            Deux modèles, l’un esthétique, l’autre mathématique, éclairent chez Leibniz cette opération de la traduction. Le modèle esthétique est celui de l’anamorphose, ce jeu perspectif fort en vogue au XVIIe siècle qui consiste à déformer un modèle de façon réglée jusqu’à ce qu’il en devienne méconnaissable (2) ; pourtant, depuis un point de vue oblique fixé par exemple par un œilleton, ou bien encore par réflexion dans un miroir conique ou cylindrique, l’image se redresse et se recompose sous nos yeux. On en conclut qu’il est toujours possible de déterminer un point depuis lequel les disproportions perspectives se corrigent et la vérité se rétablit. Le modèle mathématique est celui, fondamental pour la pensée de l’âge classique depuis le Brouillon project d’une atteinte aux événements de rencontres d’un cône avec un plan (paru en 1639) de Gérard Desargues, des projections coniques. On sait en effet qu’un plan (que Pascal nomme « le tableau » et Leibniz « le géométral ») tangent ou sécant à un cône engendre, selon les degrés croissants de son inclinaison, un point, un cercle, une ellipse, une parabole et enfin une hyperbole. Toutes ses figures, bien que variées, sont les diverses projections, ou perspectives, d’un seul et unique modèle qui les enveloppe et les réconcilie. C’est ainsi que toute perspective sensible est une expression de la vérité de l’objet qui se projette diversement selon l’angle de la visée (3).

            Chaque existence singulière, ou point de vue monadologique est alors comme un « miroir vivant » qui traduit à sa manière singulière, à la façon du miroir anamorphotique, la cité de l’univers : « Toute monade étant un miroir de l’univers à sa mode, et l’univers étant réglé dans un ordre parfait, il faut qu’il y ait aussi un ordre dans le représentant, c'est-à-dire dans les perceptions de l’âme, et par conséquent dans le corps suivant lequel l’univers y est représenté » (Monadologie, § 63). C’est ainsi que toutes les perceptions locales conspirent dans l’expérience globale de l’univers, comme autant d’indivisibles dont l’intégrale effectue la sommation. Mon point de vue particulier s’intégrant dans le tout, il plonge dans l’infini, dont je ressens confusément l’inépuisable richesse et l’implication sans fond : « Tout corps se ressent de ce qui se fait dans l’univers ; tellement que celui qui voit tout pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout et même ce qui s’est fait ou ce qui se fera en remarquant dans le présent ce qui est éloigné, tant selon les temps que selon les lieux : sumpnoia panta [tout conspire vers un même but], disait Hippocrate. » (Monadologie, § 61).

            C’est ainsi que la théodicée leibnizienne réussit une apologie de la sensation qui participe, de son point de vue, à l’harmonie générale du calcul divin. Cependant l’unité de la perspective singulière demeure incommensurable avec l’infinité que l’univers implique : notre perception, si elle n’est pas intrinsèquement fausse, sera donc nécessairement confuse. Nous ne ressentons que confusément l’ordre global depuis la situation locale qui singularise notre perspective. Ceci conduit Leibniz à réfuter les deux critères de la véracité proposés par Descartes au début de la Méditation Troisième : une pensée est vraie, sur le modèle du cogito, quand elle est claire (on ne saurait souhaiter une plus parfaite connaissance, en ce sens que le doute est alors impossible) et distincte (on ne saurait la confondre avec ce qui diffère d’elle ; ainsi le cogito distingue-t-il l’âme du corps). Ce double critère est, aux yeux de Leibniz, trop exigeant pour la connaissance humaine qui ne saurait s’élever à un tel point de perfection, ou d’entière détermination. Il se peut donc, selon Leibniz, qu’une connaissance soit claire (c'est-à-dire intuitivement évidente) mais confuse et non distincte (c’est ainsi que je sais clairement qu’un poème ou un tableau est réussi, sans pouvoir cependant en énoncer les raisons : « ...parce qu’il y a un je ne sais quoi qui nous satisfait ou qui nous choque ») ; pour qu’une connaissance claire soit en outre distincte, il faut qu’elle dispose d’un critère permettant de distinguer son objet de tout autre qui en diffère, aussi faible soit cette différence. C’est ainsi qu’un essayeur connaît distinctement l’or, puisqu’il sait discerner l’or véritable du faux : Discours de métaphysique, § 24. Dans Les Nouveaux Essais sur l’entendement humain (II, 29), en lesquels il répond mot pour mot à L’Essai de Locke, Leibniz précise sa pensée : la connaissance de l’essayeur est sans doute claire et distincte, elle reste pourtant simplement empirique (l’or résiste à la coupelle et à l’eau forte, II 31) et ne saurait être dite rationnelle. Il faut donc distinguer des degrés dans la connaissance distincte, selon qu’elle est inaccomplie ou inadéquate ( le critère de distinction n’est qu’une marque superficielle, et sans rapport avec la nature de la chose) ou accomplie ou adéquate (c’est par la connaissance exhaustive de son essence que l’objet peut alors être distingué de tout autre) : Nouveaux Essais, II, 31.

            Plus généralement, Leibniz pose en principe que la connaissance sensible qui, nécessairement, plonge dans l’infini, peut être claire (elle permet alors la reconnaissance de son objet) sans pourtant être distincte (il faudrait pour cela qu’elle discerne l’infinité impliquée dans la définition de l’objet) : « Une connaissance est donc claire, si j’ai par elle la possibilité de reconnaître l’objet qu’elle représente, et, à son tour, elle est confuse ou distincte. Confuse : quand je ne peux énumérer séparément un nombre de caractères suffisants pour distinguer l’objet des autres objets » (Méditation sur la connaissance, la vérité et les idées, 1684, LP p. 151 ; texte auquel se réfèrent les Nouveaux Essais, II, 29). Et Leibniz de donner en exemple la connaissance esthétique (couleurs, odeurs, saveurs), claire car j’identifie sans faute la couleur rouge, ou la saveur acide, sans pourtant être capable d’énoncer les déterminations qui induisent ces qualités. Aussi faut-il distinguer entre perception — capable de clairement reconnaître son objet — et aperception — capable d’en dénombrer les déterminations distinctes. Cette clarté confuse de la connaissance esthétique vient de ce qu’elle implique l’infinité de l’univers, que notre connaissance finie ne saurait expliquer. C’est ainsi, selon un exemple que Leibniz affectionne, que j’entends le bruit de la vague sans pourtant discerner le bruit de chacune des gouttes d’eau qui la composent : « En me promenant sur le rivage de la mer, et entendant le grand bruit qu’elle fait, j’entends les bruits particuliers de chaque vague dont le bruit total est composé, mais sans les discerner » (Principes de la nature et de la grâce, § 13). Et le bruit de chaque vague vient se fondre dans la rumeur continue du bruit de la mer au loin, de même que dans la sensation du vert se mêlent indissociablement le jaune et le bleu : « Ainsi, en regardant un mélange de fines poudres jaunes et bleues, nous percevons une couleur verte ; cependant, nous ne sentons pas autre chose que du jaune et du bleu très finement mélangés, bien que nous ne le remarquions pas et que nous nous figurions plutôt quelque être nouveau » (Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées, LP p. 156).

            Dès lors le plaisir esthétique, ou sentiment du beau, ne peut être lui aussi que clair et confus : nous nous réjouissons de la beauté de l’œuvre, que nous ressentons clairement, sans être cependant capables de discerner l’infinité des déterminations qui conspirent pour produire l’harmonie de l’ensemble : « La musique nous charme, quoique sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres et dans le compte dont nous ne nous apercevons pas, et que l’âme ne laisse pas de faire, des battements ou vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains intervalles » (Principes de la nature et de la grâce, § 17).

            Une éducation esthétique est alors possible, qui progresse indéfiniment dans l’analyse de l’infinité confuse qui se trouve impliquée dans la saveur de la sensation. Entre la connaissance sensible et la connaissance rationnelle, Leibniz ne reconnaît qu’une différence de degré, conformément au principe de continuité qui régit le calcul divin : la distance entre les deux étant indéfinie, l’abîme qui sépare l’approximation confuse du sensible de la détermination complète de la définition rationnelle (« adéquate et accomplie ») ne peut jamais être entièrement comblée. C’est ainsi que le progrès de la culture et de la civilisation poursuit indéfiniment le travail de la distinction, analysant de plus en plus finement l’infinité que la perfection de chaque existence singulière implique, et percevant de mieux en mieux l’infinité des rapports qui ne cessent de se développer et de se transformer dans la racine des choses : « Et même, pour ajouter à la beauté et à la perfection universelle des œuvres divines, il faut reconnaître un certain progrès perpétuel et absolument illimité de tout l’univers, de sorte qu’il marche toujours vers une plus grande civilisation [...] ...à cause de la divisibilité du continu à l’infini, il subsiste toujours dans l’abîme des choses des parties assoupies encore à réveiller et à attirer vers du plus, du meilleur, et dirais-je, une culture supérieure. Et jamais, par suite, le progrès ne sera parvenu à son terme. ». Ainsi l’intelligence humaine progresse-t-elle dans la mise à jour des connexions infinies qui font la nature des êtres, elle s’élève peu à peu à la compréhension de l’Encyclopédie (le projet de Diderot doit beaucoup à Leibniz), ou de l’Ars combinatoria qui est le vrai calcul divin dont l’univers est l’expression.

            Le plaisir que nous prenons à la beauté vient ainsi de ce que nous pressentons confusément l’harmonie infinie qui s’exprime en chaque existence, selon son point de vue. C’est pourquoi le sentiment du beau n’est pas sans rapport, selon Leibniz, avec le sentiment de la vie infinie qui anime l’univers en lequel nous sommes impliqués : l’harmonie préétablie n’est pas seulement proportionnalité entre les formes, elle est encore correspondance entre les forces qui sont à l’œuvre dans la vie du Tout. En effet, puisque tout conspire dans l’univers, le beau, qui plonge obscurément dans le fonds infini de l’être, doit participer de cette vitalité qui anime jusqu’aux plus infimes parties de la matière : « Toute la nature est pleine de vie », écrit Leibniz au § 1 des Principes de la nature et de la grâce. Et dans la Monadologie, § 69 : « Ainsi il n’y rien d’inculte, de stérile, de mort dans l’univers, point de chaos, point de confusion qu’en apparence ; à peu près comme il en paraîtrait dans un étang à une distance dans laquelle on verrait un mouvement confus et grouillement, pour ainsi dire, de poissons dans l’étang, sans discerner les poissons mêmes ». Ainsi, si la musique nous charme, ce n’est pas seulement parce qu’elle nous fait percevoir confusément des convenances de nombres et des intervalles harmoniques ; c’est plus encore parce qu’elle nous fait participer à la vitalité infinie qui jaillit du fond de tous les êtres, des plus infimes jusqu’à l’univers entier, qui est lui-même comme un grand animal. Le grand artiste nous invite à communier avec la vie qui est dans l’univers immense. L’art accroît la volonté de vivre en nous faisant participer à la vie du Tout.

 

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NOTES

1- Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées : « Cette pensée, j’ai coutume de l’appeler aveugle, ou encore symbolique ; c’est celle dont nous usons en algèbre et en arithmétique, et même presque en toutes choses » (Œuvres, L. P., p. 152-153).

2- Essais de théodicée, II, § 247 (GF p. 199) ; Nouveaux Essais, II, 29, § 8 (GF p. 219).

3- Nouveaux Essais, II, 8, § 15 : Leibniz, reprenant une image de Locke, compare le lien entre la sensation de douleur et l’objet qui la cause (une épingle) avec les projections coniques qui traduisent le cercle en ellipse, parabole et hyperbole (GF p. 109).