Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

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MOYEN AGE

RENAISSANCE

PHILOSOPHIE MODERNE

1- Révolution copernicienne

2- Descartes

3- Leibniz

4- Querelle des Anciens et des Modernes

5- La révolution esthétique

6- De l'Académie au Salon

7- L'Esthétique des Lumières

8- Bouhours, Dubos

9- Baumgarten

10- Burke

11- Rousseau

12- Herder

13- Lessing, Schiller

14- Kant

15- L'invention du musée

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

 



Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

La Révolution copernicienne

 

            Alexandre Koyré, Du monde clos à l’espace infini, Gallimard, « Tel », 1988 ; Galileo Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Seuil, 1992 ; Bernard Cohen, Les Origines de la physique moderne, « Petite Bibliothèque Payot  », 1960

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            Kant, préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure (1787) : la révolution copernicienne marque la naissance de la philosophie moderne, c’est-à-dire la rupture entre la philosophie dogmatique et la philosophie critique. Dans la Critique de la raison pure, la « révolution copernicienne » est interprétée en un sens spéculatif, ou épistémologique: l’ordre du monde (physique) n’est pas dans le monde lui-même, mais dans l’entendement humain qui dicte à l’expérience ses principes a priori. Avant Copernic, nous cherchions l’ordre du monde dans le spectacle sensible du monde ; après Copernic, nous nous défions des apparences, l’entendement ne se laisse plus « tenir en laisse » par les apparences : il construit lui-même des lois qu’il vérifie ensuite par une expérimentation effectuée non dans la nature, mais dans le laboratoire qu'il a lui-même conçu. Cette révolution — qui n’est véritablement effective qu’avec le Dialogo sopra i duo massimi sistemi del mondo de Galilée (1632), plutôt qu’avec le De Revolutionibus orbium celestium de Copernic (1543) — en discréditant les apparences, modifie radicalement le statut de l’œuvre d’art. La beauté était depuis Platon image — icône ou idole — de la vérité immortelle ; elle n’est plus désormais qu’un leurre séduisant, une fascinante illusion.

            Apparence = phainomena : ce qui brille dans la lumière (phainesthai, de phôs). Le phénomène est présence resplendissante. Quelle valeur accorder au donné sensible? Faut-il se fier aux apparences?

            Le langage commun — et souvent le langage philosophique — oppose désormais apparaître et être, apparence et réalité, évidence et vérité. Cette opposition ne vaut pourtant que depuis le milieu du XVIIe siècle. Apparaître signifiait auparavant se manifester, se dévoiler, se montrer en sa vérité, sans dissimulation (« il apparaît que… », « selon toute apparence… », « il y a apparence… »). Cette valeur s’est transférée dans le mot apparition. Ainsi peut-on dire qu’avant Copernic, toute apparence était une apparition. Cette corrélation une fois brisée, comment faut-il penser le lien qui associe la vérité à l’apparence, l’essence au phénomène ?

            La rupture accomplie par la révolution copernicienne met en évidence l’opposition entre :

            — Harmonie de l’ancien cosmos : la vérité s’y fait évidence.

            — Chaos de l’univers des modernes : Dieu s’y est “caché”.

I- Le cosmos des Anciens

            La science des Anciens se donnait pour tâche de décrire, non de critiquer, les apparences. Pour rendre compte de leur beauté, qui attestait en ce monde la présence du divin, et qui mettait ainsi les phénomènes au-dessus de tout soupçon, on s’efforçait de les décrire et faisant apparaître leur harmonie géométrique (la beauté est en effet dans l’Antiquité une proportion mesurable, une symétrie dont il est possible d’établir le canon). C’est ce que les Anciens appelaient « sauver » les phénomènes. Simplicius (VIe siècle), Commentaire du Peri kosmou d’Aristote : « Quels sont les mouvements circulaires et parfaitement réguliers qu’il convient de prendre pour hypothèses afin qu’on puisse sauvegarder les phénomènes (sôzein ta phainomena) présentés par les astres errants? » (Timée, Belles Lettres, p. 56) (1).

            Formule néoplatonicienne, qu’on trouve déjà chez Proclus (Ve siècle). Elle naît d’une crise : aberration croissante des données de l’observation rapportées au modèle mathématique de l’univers. Épicycles et épicentres conjugués par Hipparque. Sauver les apparences = leur faire rendre « raison ».

            La vérité du monde est le monde tel qu’il se donne à voir à l’homme. Astronomie à l’œil nu. Les appareils optiques sont des artifices qui enfantent des simulacres et des fantômes. Ils ne permettent nullement de connaître la vérité.

            L’évidence sensible réfute l’héliocentrisme : Aristarque de Samos (IIIe s. BC) se discrédite en plaçant le soleil au centre, refusant d'en croire ses yeux, et offensant par là-même les dieux..

            Le monde est le monde pour l’homme, et l’homme s’inscrit dans le monde. Moyen Age : corrélation macrocosme/microcosme.

            Univers céleste (supra-lunaire) : il est ordonné. Orbites circulaires (Aristote : le mouvement parfait est le mouvement circulaire). Les astres sont des corps immortels, faits de matière incorruptible.

            Monde naturel (sublunaire) : il est désordonné. Le hasard (automaton) et la fortune (tukhê) y règnent.

            Mais la « nature » est finalisée : quatre causes, matérielle, formelle, antécédente et finale. La cause finale est directrice. C’est elle qui détermine l‘épanouissement de la forme en acte, dans la matière où elle sommeille en puissance. La plénitude de l’acte (energeia) est le telos du mouvement naturel.

            « Bonne » nature : elle tend d’elle-même à l’ordre. Même si ce mouvement naturel est contrarié, chacun des éléments de la matière tend à rejoindre son lieu propre, la terre et l’eau vers le « bas », l’air et le feu vers le « haut ». La nature est la meilleure médecine : il suffit de lui laisser libre cours.

            La physique est une phénoménologie : elle veut moins expliquer que décrire, rendre compte adéquatement de l’apparence immédiate du monde.

            Ordonné et finalisé, l’univers a un sens moral, et même théologique : les sphères s’imitent (malgré, ou à cause de leur séparation) et, ralentisssant au fur et à mesure qu'on s'éloigne de la Terre qui est au centre, tendent vers l’immobilité de l’acte pur (sphère des fixes), c'est-à-dire vers le divin.

            Le voyage dans l’espace sidéral est une initiation mystique : Dante (1310).

            La cosmologie des anciens règne pendant tout le Moyen Age, et jusqu’à la Renaissance : c’est le Timée à la main que Raphaël figure Platon, en compagnie d’Aristote, au centre de L’École d’Athènes (1510-1511). Kepler, astronome et astrologue (cf Gérard Simon) est encore platonicien (De Harmonia mundi, 1619). Galilée lui-même marque sa préférence pour l’esthétique pythagoricienne du Quattrocento, préfère l’Arioste au Tasse, déteste l’art maniériste et refuse les orbites elliptiques de Kepler. L’art et la science restent indissolublement liés jusqu’à la Renaissance. Léonard de Vinci serait sans doute étonné d’apprendre que c’est en tant que peintre qu’il est passé à la postérité, lui qui se voulait surtout anatomiste (« pittore anatomista »), opticien, astronome, géologue, mécanicien, sculpteur, architecte et lettré.

II- L’univers des modernes

            Début du XVIIe siècle : révolution galiléenne, plus radicale que la révolution surtout théorique accomplie par Copernic. Le De Revolutionibus orbium cælestium (1543) se présente surtout comme une méthode de calcul, une hypothèse mathématique qui préserve le cosmos médiéval, ordonné et fini (préface d’Osiander). Par ailleurs, l’héliocentrisme de Copernic n’est pas incompatible avec la religion, et donnera lieu à des spéculations christocentriques (Cardinal de Bérulle, encore au XVIIe siècle). Galilée, le premier astronome qui observe les cieux à l’aide d’une lunette, détruit cette belle apparence : il découvre un univers chaotique (90 étoiles dans la constellation d’Orion, au lieu de 9 visibles à l’œil nu, le paysage accidenté de la lune, avec montagne et océan) et infini (Galilée pressent le mouvement des étoiles dites “fixes”, qui ne sera pourtant mis en évidence qu’au début du XIXe siècle).

            La vérité du monde divorce d’avec son évidence. Pour connaître la loi, il ne faut plus décrire les phénomènes, il faut au contraire déjouer les apparences. La vérité de la nature n’est pas visible ni même sensible, elle est invisible et mathématique. Galilée, la lettre à Fortunio Liceti, 11-1-1641 : « Si la philosophie était ce que contiennent les livres d’Aristote, Votre Seigneurie serait, il me semble, le plus grand philosophe du monde, parce qu’alors la philosophie est tout entière entre vos mains et vous êtes capable de donner à chaque chose sa place. Moi je crois que le vrai livre de la philosophie, c’est celui qui est constamment ouvert devant nos yeux, mais comme ce livre est rédigé avec des caractères qui ne sont pas ceux de notre alphabet, nous ne pouvons tous les lire : ce sont les triangles, les quadrilatères, les cercles, les sphères, les cônes, les pyramides et autres figures mathématiques qui tiennent lieu de lettres dans un tel livre » (cité par Kouznetsov, Galilée, éd. de Moscou, 1973, p. 273-274). Le livre de la physique moderne, écrit en caractères mathématiques, est donc dépourvu de sens (« la mathématique est une science où l’on ne sait jamais de quoi l’on parle ni si ce qu’on dit est vrai » Russell). Il enregistre un état de fait. Le Liber naturae du Moyen Age était au contraire rédigé en hiéroglyphes divins, signes magiques par l’entremise desquels le Créateur s’adressait à sa créature.

            Certes, l’histoire des sciences, qui est la chanson de geste de la modernité, se complaît dans la mythologie de la rupture. Cependant, on passe bien d’une science du visible et de l’apparent, à une science de l’invisible et de l’inapparent. Microscope et lunette astronomique : au XVIe siècle, les lunettes sont encore l’attribut du fou (Bruegel, La fête des fous, 1559) ; la catoptrique (réflexion) et la dioptrique (réfraction) sont autant de chapitres de la Magie Naturelle (Giambattista della Porta, 1558) . La solidité de l’apparence sensible chancelle soudain, et le monde visible s’abîme, selon Pascal, dans un double infini, en deçà du ciron, au delà des étoiles. « Disproportion de l’homme ». L’harmonie entre le microcosme et le macrocosme est perdue.

            Il convient désormais d’opposer l’expérience, fondement d’une science phénoménologique et description de l’apparence immédiate, à l’expérimentation, qui met en évidence le phénomène physique, par le truchement d’un dispositif de laboratoire (« théorie matérialisée », Bachelard). L’expérience est naturelle, l’expérimentation est artificielle : elle est, selon le Novum Organum, (II, 36) de Francis Bacon (1620), « expérience cruciale » qui met la nature à la torture et la contraint de passer aux aveux (Bacon nomme « les Instances de la Croix, en empruntant le mot aux croix qui, dressées aux bifurcations, indiquent et signalent la séparation des chemins » : Novum Organon, II, 36, p. 255). A la nature divine et rayonnante du paganisme, se substitue une nature dissimulatrice et trompeuse, qui leurre les humains.

            Kant, Critique de la raison pure, esthétique transcendantale, remarque générale III : opposition de l’apparence (« Schein ») et du phénomène (« Erscheinung ») : l’apparence est subjective ; elle n’est que la matière de la sensation non encore ordonnée par la forme de la catégorie, le divers des phénomènes non encore subsumé par la synthèse catégoriale ; le phénomène est objectif : il démontre la validité d’une théorie élaborée par l’entendement. Seul l’entendement a pouvoir de poser l’objet en tant qu’objet, de poser donc le monde comme un non-moi, et par conséquent le moi comme un non-monde. Le savant se désintéresse de l’apparence immédiate et ne s’intéresse qu’au phénomène mis en évidence par le dispositif expérimental. A la nature, il substitue le laboratoire.

            La science nouvelle est critique, et non plus phénoménologique. L’apparence est désormais mise à la question : elle n’est plus l’indice de la vérité, mais au contraire l’écran qui lui fait obstacle : ce n’est pas le soleil qui se lève, c’est la terre qui tourne.

            C’est donc l’idée même de la science qui s’est profondément modifiée : la physique des anciens est contemplative et théorique. La science naît de l’oisiveté (skholê). Aristote, Métaphysique I : les prêtres égyptiens, contemplatifs, furent les premiers observateurs des étoiles. La physique des modernes est inversement technique et pratique. Physique de la force et du travail à l’âge classique, puis de l’énergie au XIXe siècle. Galilée, Discours sur deux sciences nouvelles (1632) : le texte commence sur le chantier de l’Arsenal de Venise, qui se trouvait à la pointe de la technologie contemporaine. Il ne s’agit plus désormais d’admirer le monde, mais plutôt de le transformer. « Devenir comme maîtres et possesseurs de la nature ». La physique des anciens est esthétique et théologique ; la physique des modernes est laborieuse : elle travaille, contre l’immédiateté de l’apparence, à établir le fait expérimental.

            Quelle valeur accorder alors à l’apparence? Quel est le secret de la beauté?

            Le monde galiléen n’est ni final, ni ordonné, ni harmonieux. Les anciens ont rêvé le monde, ils n’ont pas su le connaître. La physique mathématique supprime l’ordre et la hiérarchie, elle réunit le ciel et la terre, le supra-lunaire avec le sublunaire : Newton n'a-t-il pas démontré que la loi galiléenne de la chute des corps, qui règne sur la Terre, est identique à la loi copernicienne du mouvement orbital, qui règne dans le ciel ? Les lois de l'univers valent pour tous les lieux. Les planètes accidentées, les étoiles innombrables substituent le chaos à la beauté. Ce monde n'a plus de sens, et n'est qu'un fait. Pascal ,Traité de l’équilibre des liqueurs : « La nature est d’une extrême indifférence ». Ni beau, ni laid, l’univers infini de Bruno et de Galilée est inhumain : le grand Pan est mort (Plutarque, Traité sur le fin des oracles). L’homme n’y a plus sa place dans le monde, il y est « visiblement égaré » (Pascal). 1543 : la publication simultanée des ouvrages de Copernic et de Vésale brise l’analogie médiévale du macrocosme et du microcosme.

            L’ordre et la finalité ne sont que le délire d’une imagination qui connaît la chose selon son propre désir, et non selon la chose elle-même, c'est-à-dire selon la nécessité qui la détermine à l’existence (Éthique, I, Appendice final).

            Cependant, la science réfute l’illusoire vérité de l’évidence ; elle n’en réfute nullement la beauté. Dieu se cache, mais la beauté demeure : quelle est la vérité de cet éclat?

            La révolution galiléenne entraîne une crise de la réflexion esthétique : l’art, qui veut cultiver la beauté et régner sur l’apparence, semble dépourvu de vérité. Nietzsche, posant sans cesse cette antinomie, est bien moderne : ou l’art, ou la vérité. Il ne conçoit plus que ces deux termes puissent ne faire qu’un.

            A l’âge classique — qui est en vérité l’époque de l’épanouissement du baroque — l’art n’est plus que la scénographie d’une agréable fiction. En cet âge où l’art de la rhétorique et de l’éloquence connaissent une sorte de perfection, il faut apprendre à mentir avec grâce, et à tromper pour plaire. La belle apparence est un décor disposé pour la seule délectation des spectateurs. Le “monde” est un théâtre. La vie est un songe (Calderón, 1636).

            Les arts sont désormais les “beaux arts” (cette expression apparaît dès 1640 dans notre langue, mais ne sera vraiment diffusée qu’au XVIIIe siècle), qui sont arts d’agrément et s’efforcent de plaire. Le contentement du destinataire est l’unique critère de l’estimation de la beauté. Le beau est ce qui plaît, ce qui flatte le goût. « Les couleurs dans la peinture sont semblables à des leurres qui persuadent les yeux », écrivait Poussin d’après le témoignage de Gian Pietro Bellori (1672).

            Ambivalence de la beauté : illusoire et fascinante, mensongère et désirable. Comment penser cette contradiction? La beauté, apparence fallacieuse, mais séduisante cependant. Avant comme après Galilée, la beauté est objet de désir. Pourquoi cette séduction?

            Parce que l’apparence est le simulacre d’une perspective qui place le moi au centre (Pascal). Elle donne une place à l’homme dans l’univers, elle lui accorde, en ce théâtre, une loge royale. Le vaniteux croit volontiers que la terre est au centre du monde puisqu'il s'imagine lui-même au centre de son petit monde, où tous s'entretrompent et s'entreflattent.

            Divertissement : création par artifice d’une mise en scène qui rétablit au centre le moi, un instant menacé par le rappel du néant. Le divertissement, par la fixation de l’imagination sur un « centre d’intérêt », corrige et refoule l’univers effroyablement décentré.

            Suprême divertissement : le théâtre, espace unidimensionnel où tout est disposé pour le souverain plaisir du spectateur. Dans la salle de spectacle, le monde est pour moi.

            La beauté est alors une fiction flatteuse destinée à conforter le moi dans l’illusion de son amour-propre. Tel est le secret de l’ancienne summetria des Grecs : « Symétrie, fondée aussi sur la figure de l’homme, d’où il arrive qu’on ne veut la symétrie qu’en largeur, non en hauteur ni en profondeur » (B 28). La beauté des Anciens n'était qu'un mirage, la projection inconsciente de l'humain visage sur l'inhumain néant de ce monde.

            La beauté réside donc moins dans la proportion de l’objet que dans le fantasme du sujet. Spinoza, corollaire II de proposition XVI, livre II : « Les idées des corps extérieurs que nous avons indiquent plutôt l’état de notre corps que la nature des corps extérieurs ». Ainsi le soleil, gros comme une orange (ou les yeux de la marquise) exprime davantage la vérité de la vision de l’astronome, ou de l’éblouissement de l’amoureux, que la nature du soleil lui-même, ou de mon semblable qui se tient devant moi. L’éclat de l’apparence offusque la lumière intérieure de la raison. Selon Platon, le soleil intelligible projette l’ombre de la beauté dans le monde sensible ; il se dissimule au contraire, selon Spinoza, sous l’éclat fallacieux d’une beauté imaginaire.

            NB : Dans cette leçon, je sacrifie peut-être à une tradition française, qui accorde trop d’importance à l’histoire des sciences (Duhem, Koyré). La véritable rupture ne s’accomplit pas seulement dans le ciel, mais aussi sur la terre, et il n’est pas impossible que l’on parle tant de la révolution copernicienne à seule fin de ne pas avoir à parler d’une révolution plus terrestre et politique. C’est au début du XVIe siècle (du moins pour la théorie ; pour la pratique, elle s'était déniaisée depuis quelque temps déjà) que, dans les cours italiennes, le pouvoir politique s’affranchit le plus clairement de la tutelle de l’Église (Machiavel) et, désormais privé de toute légitimation religieuse, s’affirme comme un pouvoir exclusivement humain. Or, ce qui différencie la créature de Dieu, c’est que le second est omnivoyant et que la première est limitée par le site de son point de vue. La mort de Dieu aveugle la société des hommes. La perspective s’impose ainsi pour le regard du Prince, pour lequel se compose le théâtre de la cour. Si elle se trouble alors du soupçon de l’illusionnisme, c’est précisément parce que l’on devine l'ambition sous le sourire des courtisans (Shakespeare, Macbeth : « Il y a des dagues dans les sourires »). La mise en scène de la majesté aveugle les marges qui la menacent de renversement. La société est un jeu de rôles et de masques où tous s’entretrompent et s’entreflattent (Montaigne, Pascal). Ce qui conduit non vers le chaos incompréhensible de l’univers, mais vers le jeu de la séduction et de la tromperie : toute perspective est en effet exposée à la tromperie puisque, centrée sur le point de vue, elle méconnaît ses marges et ignore celui qui la regarde dans le dos. La révolution astronomique refoule ces thèmes et les sublime dans l’énigme de l’univers. Ce qui pourtant met en place la scénographie perspective, c’est bien davantage l’interférence des regards et la mise en doute de la véracité. Disons, pour conclure, que la mort de Dieu est au moins autant sur la Terre que dans le Ciel.

 

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NOTE

1- Sur cette expression, voir Dumont, Le Scepticisme et le phénomène, 1972, n. 59 de la p. 115. Le grec disait aussi bien sôzein ta phainomena que apodôsein ta phainomena. Cette dernière expression se lit chez Aristote, précisément à propos des constructions des astronomes, en Mét., L 8, 1074 a I. Dans l’édition qu’a donnée Tricot de la Métaphysique, on lira à ce propos, au tome II, la note 4 de la page 695, qui renvoie à Lucien Febvre, à Duhem et au De Cœlo d’Aristote soi-même. Voir Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle, Albin Michel, 1968, p. 374 (avec citation de Copernic).