Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

ANTIQUITE TARDIVE

MOYEN AGE

RENAISSANCE

PHILOSOPHIE MODERNE

1- Révolution copernicienne

2- Descartes

3- Leibniz

4- Querelle des Anciens et des Modernes

5- La révolution esthétique

6- De l'Académie au Salon

7- L'Esthétique des Lumières

8- Bouhours, Dubos

9- Baumgarten

10- Burke

11- Rousseau

12- Herder

13- Lessing, Schiller

14- Kant

15- L'invention du musée

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007

    

     Rousseau et l’esthétique de la rêverie

 

         Biblio : Rêveries du promeneur solitaire (rédactiion de 1776 à avril 1778 ; Rousseau meurt le 2 juillet 1778 ; publication posthume en 1782) ; lettres à M de Malesherbes (1762) ; Lettre à M. d’Alembert sur les arts et sur les spectacles (1758) ; Essai sur l’origine des langues (éd. Starobinski en « Folio », C. Kintzler et GF, avec la Lettre sur la musique française, vers 1761, publication posthume en 1781, trois ans après la mort de Rousseau) ; Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Folio, éd. J. Starobinski.

         Sur Rousseau : J. Starobinski, La transparence et l’obstacle, suivi de Sept essais sur Rousseau, Gallimard, 1971, repris en « TEL » ; J. Derrida, De la  grammatologie, Seuil, 1967 ; H. Gouhier, Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Vrin 1984.

***

         De tous les penseurs du XVIIIe siècle, Rousseau est sans doute celui qui a poussé le plus loin l’analyse d’un thème qui est alors au centre de toutes les réflexions : le thème de l’origine. Pour bien le comprendre, il faut distinguer entre origine et commencement : le commencement est le premier épisode d’une histoire, celui qui succède immédiatement à l’acte fondateur. Les commencements sont toujours difficiles, la durée est nécessaire à leur affirmation, car l’ère nouvelle qui vient au monde doit nécessairement triompher des obstacles qui s’opposent à sa naissance. En revanche, l’origine se situe dans un temps peut-être mythique qui précède l’histoire, un temps non historique, mais, littéralement, pré-historique ; en outre, l’origine ne s’accomplit pas dans la durée, elle ne progresse pas, elle demeure au contraire toujours semblable à elle-même, jusqu’à un seuil critique, un point de rupture où elle bascule brusquement dans l’histoire. Penser l’origine, c’est donc penser un temps en-deçà du temps, et penser aussi la catastrophe originaire qui précipite la conscience dans l’histoire, c'est-à-dire dans le douloureux effort des commencements. Le paradigme mythique de l’origine est peut-être religieux : le jardin d’Éden est originaire en ce sens qu’il précède l’histoire : il ne peut rien se passer au paradis, hormis la catastrophe de l’exclusion, qui est précisément l’événement fondateur à partir duquel s’ouvre la durée historique des commencements. C’est pourquoi la méditation sur l’origine sera presque toujours au XVIIIe siècle une méditation sur la perte de l’innocence.

         Ce thème de l’origine est constant tout au long du siècle : en 1725, Francis Hutcheson publie Une enquête sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu (An Inquiry into the Original of our Ideas of Beauty and Virtue) ; 1757, Edmund Burke publie Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (A philosophical Inquiry into the origine of our ideas of the Sublime and Beautful) ; en 1746, Condillac publie l’Essai sur l’origine des connaissances humaines ; quant à Rousseau lui-même, on retrouve le mot « origine » dans deux de ses titres : Essai sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), et Essai sur l’origine des langues (rédigé vers 1761). On peut distinguer chez Rousseau entre trois sens de l’idée d’origine : théorique, politique et enfin esthétique.

         L’origine théorique a pour fonction de fonder une science de l’homme, ou anthropologie. « La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l’homme », affirme la première phrase de la préface du Second Discours. On savait depuis au moins Montaigne la diversité des coutumes, et les récits de voyageurs, qui se multiplient au XVIIIe siècle, le démontrent avec une évidence croissante. La question « qu’est-ce que l’homme? », à laquelle Kant dira plus tard que se ramène toute la philosophie, se pose avec d’autant plus de force : puisqu’il ne semble rien y avoir de commun entre un courtisan de Versailles et un habitant de Pékin, ou bien encore avec l’un de ces sauvages de Tahiti rencontrés par Bougainville dans son tour du monde, que signifie l’universalité du genre humain? Les voyageurs témoignent pour l’extrême variété qui distingue les caractères nationaux, ou les citoyens entre eux ; mais le siècle s’achemine vers la formulation des droits de l’Homme en général, et non simplement ceux du citoyen : qu’est-ce donc que « l’homme en général »? Il faut pour le connaître, selon Rousseau, abstraire l’humanité des qualités dont la société l’a peu à peu doté, le retrancher par imagination de la civilisation et de l’histoire. On obtient ainsi le portrait d’un homme nul, ou nu, que Rousseau dit « sauvage », et qui est l’image en négatif de « l’homme de qualité », fruit de la civilisation. Le sauvage n’est alors pas un état de l’homme historique, mais hypothétique, « un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais » (35), un homme quelconque qui n’a d’existence que théorique, tout comme l’idée du triangle quelconque dans l’esprit du géomètre. Dans la lettre à Christophe de Beaumont, Rousseau insiste : « L’homme sauvage, errant seul dans les bois [...] n’existe pas, direz-vous ; soit; mais il peut exister par supposition » (458). A quoi sert, objectera-t-on, de supposer un état inexistant? En premier lieu à fonder une science de l’homme, c'est-à-dire à définir l’universalité abstraite du genre humain ; telle est la fonction anthroplogique de la figure du sauvage. Mais l’état hypothétique de l’origine sert aussi à mesurer la distance qui nous en sépare, et qui marque exactement, selon Rousseau, le progrès de l’inégalité : « un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent » (préf. Second Discours, 35). C’est ainsi que la définition de l’état sauvage conduit, par exemple, à montrer qu’il n’existe pas d’instinct de propriété, et que la propriété est donc politique et non naturelle. On comprend par là que l’état hypothétique de l’origine n’a pas seulement une fonction anthropologique, mais aussi une fonction politique.

         L’origine politique appartient, quant à elle, non à la période pré-historique de l’humanité (l’état sauvage se prolonge, inchangé, selon Rousseau, pendant des millénaires, sans industrie et même sans langage, dans une inconscience quasi animale), mais à la période historique. L’origine est alors l’événement fondateur des sociétés humaines, c'est-à-dire des Républiques, car toute société est pour Rousseau nécessairement républicaine : sans le ciment de la volonté générale, on ne saurait en effet parler de société mais seulement de troupeau. On comprend ainsi que le thème de l’origine est le trait d’union entre les deux œuvres, presque contemporaines et pourtant apparemment contradictoires, du Second discours (1755), qui semble faire l’éloge de l’état de nature, et du Contrat social (1762), qui semble faire l’éloge de l’état civil : l’enthousiasme du citoyen, soulevé par la volonté générale, reproduit, dans l’état de civilisation, le bonheur innocent du sauvage, qui vit en communion avec la nature, dans l’état de nature. La pensée de Rousseau ne se scinde pas entre Nature et Société, entre philosophie naturelle et philosophie politique, elle recherche toujours à remonter, que ce soit dans l’ordre de la nature ou dans celui de la civilisation, jusqu’à l’état originaire. Pourtant, si l’origine naturelle demeure un état purement hypothétique, il n’en va pas tout à fait de même pour l’origine politique : les révolutions qui fondent les états, comme le phénix qui naît de la cendre, en réactivant la redoutable puissance de la volonté générale, font revivre l’innocence et la béatitude de l’origine par l’allégresse de la fête. Il apparaît alors que l’état d’origine n’est pas seulement une figure abstraite, construite par hypothèse, mais qu’il peut être encore l’occasion d’une expérience vécue. En ce sens, l’origine cesse d’être simplement hypothétique pour devenir esthétique, c'est-à-dire sensiblement éprouvée.

         L’origine est esthétiquement (Rousseau n’utilise toutefois jamais ce terme auquel Baumgarten ne donne son sens moderne qu’en 1750) vécue, selon Rousseau, dans l’ordre politique puis dans l’ordre naturel, selon le degré de profondeur, c'est-à-dire ici de régression, de l’expérience qui la fait revivre. Dans l’ordre politique, l’expérience de l’origine est la fête républicaine que décrit Rousseau dans les dernières pages de la Lettre à M. d’Alembert. Cette fête est un spectacle paradoxal, puisqu’elle est une scène sans représentation, et qu’on ne montre rien aux yeux du peuple sinon le rassemblement du peuple lui-même : « Mais quels seront enfin les objets de ces spectacles? Qu’y montrera-t-on? Rien, si l’on veut. Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ; faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis » (225). Au théâtre social, qui partout insinue la division et l’inégalité, s’oppose donc la transparence de la fête républicaine qui rassemble indistinctement chacun de ses membres dans l’unité de la volonté générale. Rousseau invente ainsi une esthétique de la fête, qui réussit à dépouiller l’artifice théâtral et à retrouver l’innocence de la nature, et qui influencera directement les grandes liturgies révolutionnaires, de la fête de la Fédération (1790) à la fête de l’Etre Suprême (1794). Voyez Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire, 1789-1799, « Folio ». Cependant, la fête révolutionnaire ne retrouve l’innocence que dans l’état social, dans l’élan de « la joie publique » qui est « une ivresse plus douce que celle du vin», selon une note de la Lettre à d’Alembert. Mais l’innocence du sauvage est plus profonde encore puisqu’elle est communion, non pas avec le peuple rassemblé, mais avec la nature immense. L’état de nature nous transporte alors en un âge où l’homme n’avait pas encore accès au langage, un âge qui précédait la réflexion — le sauvage végète en un état de semi-conscience — bref, un âge où l’homme n’avait encore rien d’humain. Les progrès de la civilisation nous ont éloignés de cet état primitif, et Rousseau dit souvent qu’il est impossible de rétrograder. Il existe pourtant une expérience esthétique qui permet de revivre l’extrême bonheur de ce premier état, et c’est cette expérience que Rousseau nomme « rêverie ».

         La fête républicaine réactualise l’origine, mais en la transposant dans l’état civil ; la rêverie retrouve en revanche la vérité de l’origine naturelle, elle en revit l’émotion première. Pour comprendre l’euphorie qui transporte le rêveur solitaire, il faut donc se reporter à ce que Rousseau énonce de l’état de nature dans la préface du Second Discours : « Je crois apercevoir [dans l’état de nature] deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible, et principalement nos semblables » (37). Rousseau discerne ainsi, dans l’état de nature, c'est-à-dire dans l’homme dépouillé de toutes les qualités qu’il doit à la société et à la civilisation, deux principes : un principe de conservation, et un principe de compassion, ou de pitié. Le premier ne pose pas problème, et Hobbes admettait déjà, dans l’état de nature, un instinct de conservation. Sa nécessité est évidente : si le genre humain — à l’instar de tout vivant — ne savait naturellement se préserver du danger, il aurait déjà disparu. Toute espèce, si démunie soit-elle, doit avoir au moins un instinct de défense pour assurer sa survie. Le second principe, ou principe de pitié, semble au contraire beaucoup plus problématique : la pitié n’est-elle pas un sentiment moral, et la moralité — qui règle mes relations avec mes semblables — ne suppose-t-elle une vie sociale, donc l’élaboration d’un état civil et l’abolition de l’état de nature? Rousseau critique durement Locke (Traité du gouvernement civil, 1690) pour avoir introduit un « instinct de sociabilité » dans l’état de nature ; mais ne tombe-t-il pas dans la même illusion, qui consiste à transporter dans l’état de nature des vertus ou qualités qui proviennent de l’état civil, quand il pose dès l’origine un principe de pitié? Pourtant, c’est bien à Locke que Rousseau fait allusion quand il ajoute, dans la même préface du Second Discours : « C’est du concours de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel » (37). Mais alors, comment distinguer le principe de pitié du principe de sociabilité?

         Cependant, cette contradiction n’est peut-être qu’apparente, et la pitié dont parle Rousseau est si étrange qu’elle sembe n’avoir rien à voir avec le sentiment moral. Elle se rapprocherait davantage du mécanisme d’identification mis en évidence par la psychanalyse dès les premiers mois de l’enfance : l’homme, à l’inverse de l’animal, tend à s’identifier à tout objet qui lui fait face ; il se voit originairement en l’autre, il hallucine tout autre comme son double. Ce mécanisme d’identification spéculaire se dérive de l’indétermination originaire du sauvage, de son absence de « nature » : l’animal ne définit sa nature qu’en fonction d’objets spécifiques, dont l’ensemble forme le milieu de l’espèce. L’animal est déterminé parce qu’il se détermine dans un milieu pré-déterminé. L’animal est « adapté ». En revanche, l’homme, originairement indéterminé, se détermine au hasard des rencontres : tout objet est pour lui susceptible de déclencher un mécanisme d’identification, ou de pitié. Parce qu’il n’est adapté à aucun milieu spécifique, le sauvage se définit selon les circonstances, par rencontres fascinantes qui lui inspirent commisération et pitié : « La commisération sera d’autant plus énergique que l’animal spectateur s’identifiera plus intimement avec l’animal souffrant. Or, il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l’état de nature que dans l’état de raisonnement » (Second Discours, 59-60). C’est en effet évident, parce que la pitié est sympathie instinctive et non raisonnement moral. Elle est mécanisme inconscient d’identification, et précède en conséquence la réflexion et la conscience : « Vertu d’autant plus universelle et d’autant plus utile à l’homme qu’elle précède en lui l’usage de toute réflexion, et si naturelle, que les bêtes mêmes en donnent parfois quelques signes » ; et quelques lignes plus loin : « Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion » (id; 58-59).

         Par ailleurs, si la pitié est identification au semblable, l’homme n’est pourtant pas le seul semblable du sauvage. Ce n’est que par le progrès de la civilisation et de l’aliénation que l’homme en vient à se reconnaître spécifiquement humain, c’est dans l’état civil que l’homme s’identifie à l’homme et à l’homme seulement. Mais dans l’état de nature, le sauvage, qui n’a de son identité qu’un sentiment très flottant et indéterminé, s’identifie aussi bien aux animaux — il sympathise avec leur souffrance — et plus généralement à toute vie douée de sensibilité : « Si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible, qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être pont maltraitée inutilement par l’autre » (Second Discours, préf. 37). Ainsi s’explique que la pitié précède en effet la sociabilité, c'est-à-dire la relation inter-humaine : « Il n’est point nécessaire d’y faire entrer le principe de sociabilité ».

         On comprend alors que tout spectacle est susceptible d’inspirer au sauvage un sentiment de pitié. Le sauvage sympathise avec la nature entière, il a pitié de l’âme du monde, et le paysage est pour lui un être sensible avec lequel il se fond et se confond. Par cette expérience fusionnelle, l’homme de l’origine cesse d’être lui-même pour s’identifier à l’immensité du monde sensible. C’est cette état d’innocence qu’il nous est possible de retrouver, en de rares instants de bonheur absolu, par l’’expérience de la « rêverie ». On le comprend mieux en opposant l’un à l’autre les deux instincts que Rousseau pose en principes dans l’état de nature : le principe de conservation définit le sujet par symétrie avec l’adversaire. Le regard converge alors sur l’objet qui fait face. Le principe de pitié dissout inversement le sujet par identification avec le paysage. Le regard diverge dans le Tout, c'est-à-dire dans un immensité indifférente qu’aucun objet singulier ne vient déterminer. Rousseau, dont c’est un lieu commun de dire qu’il est le premier écrivain à conférer au paysage la dignité d’un personnage romanesque, c'est-à-dire d’un état d’âme, n’évoque pourtant que des paysages vagues et indifférenciés, immensités vides en lesquelles le rêveur s’absorbe et disparaît. « Innocence » : le sujet n’est en effet plus responsable de lui-même. Régressant à l’oriigne indéterminée de son histoire, il disparaît dans le paysage du monde, en deçà du Bien et de Mal : « Je ne médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je m’oublie moi-même. Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière » (Septième Promenade, GF 129). C’est ainsi que le sauvage a pitié de la nature tout entière : il sympathise avec la foudre, la neige, le soleil, il pleure avec la pluie, il ressent une douleur au bras ou à la jambe quand le vent casse une branche. D’où l’animisme des premières religions : l’âme du monde est en vérité l’âme du rêveur dilatée aux dimensions de l’univers.

         Malgré l’état de sa dépravation présente, il n’est pas impossible à l’homme civil de retrouver la grâce et l’innocence de l’origine. Deux textes célèbres, parmi d’autres, témoignent pour cette béatitude extrême qui déleste le rêveur du poids de l’identité civile comme de la responsabilité morale : dans les Rêveries du promeneur solitaire, l’accident de la « Seconde promenade », et la contemplation au bord du lac dans la « Cinquième promenade ».

         On comprend alors que l’état de rêverie, tel que Rousseau en définit l’expérience, s’oppose à l’état de réflexion. Dans la réflexion, le sujet fait retour en lui-même par un acte de conscience. Il se pose ainsi comme un sujet autonome, et par là se différencie du monde. Toute réflexion opère donc une division, une scission entre Moi et le Monde. Elle est pour Rousseau le commencement du malheur et de la dépravation. Elle est le premier acte de l’amour-propre, qui ne se ferme sur lui-même qu’en renonçant à l’amour du Tout et qui, par le jeu des comparaisons, conduit à la concurrence et à la rivalité, qui sont sources de haine. Inversement, par la rêverie, le sujet sort de lui-même pour se fondre dans l’univers. Il se détourne de la réflexion pour se perdre dans l’extase. La rêverie abolit ainsi le Moi par identification dans le paysage indifférencié de la Nature. L’homme civil a le souci de soi ; l’homme sauvage a pitié de la Nature : « Plus un contemplateur a l’âme sensible, plus il se livre aux extases qui excitent en lui cet accord. Une rêverie douce et profonde s’empare alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse dans l’immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. Alors, tous les objets particuliers lui échappent ; il ne voit et ne sent rien que dans le Tout » (Septième promenade, GF 126).

         En conclusion, il faut souligner l’extrême importance, pour l’évolution du goût comme pour l’histoire de l’esthétique, de l’expérience de la rêverie telle que Rousseau l’invente. Elle est à l’origine de la philosophie allemande de la Nature, ou Naturphilosophie, et influencera profondément Gœthe, Schelling et Schopenhauer. Le flux et le reflux du lac de Bienne, au centre duquel se trouve l’île Saint-Pierre, préfigure ce que Gœthe nommera la diastole et la systole de l’âme du monde, et Schelling l’expansion et la contraction de l’Absolu : par l’état fusionnel de la rêverie, l’âme du rêveur sympathise avec le souffle qui rythme l’âme du monde, tel un grand animal vivant. Rousseau lui-même, dans les Rêveries, oppose « l’âme expansive » du sauvage qui prend pitié, au « resserrement » qu’éprouve le cœur quand il doit s’aliéner en société (Gouhier, p. 107-117). Expansion et contraction apparaissent ainsi comme le rythme originaire de l’esprit, bien avant qu’il se connaisse lui-même dans l’état de réflexion, l’énigme la plus profondément enfouie dans l’inconscience de la subjectivité. On pressent alors que la musique romantique exprime précisément ce souffle fondamental, qui est en nous comme le secret le plus profond de la vie.

         En outre, si la méditation rousseauiste annonce en effet la métaphysique allemande, elle est aussi, et en un autre sens, l’héritière de la philosophie française, et plus particulièrement du cartésianisme, comme le suggère le titre que Gouhier a donné à son recueil d’études sur Rousseau : Les Méditations métaphysique de Jean-Jacques Rousseau. On se souvient en effet que la Méditation Sixième avait montré comment la sensation est toujours bonne, à condition toutefois qu’elle ne soit pas corrompue par l’habitude. La vérité de la sensation gît donc dans la première fois — c'est-à-dire dans l’admiration qui est la première de toutes les passions, et qui engendre toutes les autres — et la connaissance esthétique suppose une régression vers l’origine. C’est ainsi que le XVIIIe siècle sera fasciné par une double expérience esthétique, celle de l’aveugle-né qui recouvre soudain la vue et celle de l’enfant sauvage : dans l’un et l’autre cas, il s’agit de retrouver la qualité de la sensation originaire, et de mieux connaître ainsi la nature de l’homme en la restituant dans l’état de nature où elle prend origine. L’esthétique rousseauiste se situe dans cette tradition : en définissant, comme on ne l’avait jamais fait avant lui, la vie sauvage ou l’état de nature, Rousseau donne un fondement radicalement nouveau à l’anthropologie, ou connaissance de l’homme.