Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

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PHILOSOPHIE MODERNE

1- Révolution copernicienne

2- Descartes

3- Leibniz

4- Querelle des Anciens et des Modernes

5- La révolution esthétique

6- De l'Académie au Salon

7- L'Esthétique des Lumières

8- Bouhours, Dubos

9- Baumgarten

10- Burke

11- Rousseau

12- Herder

13- Lessing, Schiller

14- Kant

15- L'invention du musée

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007

La Querelle des Anciens et des Modernes

 

            Bibliographie : un essai passionnant de Marc Fumaroli et une anthologie de textes concernant la querelle, avec chronologie, index et bibliographie : La Querelle des Anciens et des Modernes, précédé d’un essai de Marc Fumaroli, suivi d’une postface de Jean-Robert Armogathe, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2001.

           Introductions générales à l’esthétique du XVIIIe siècle : Jacques Chouillet, L’esthétique des Lumières, PUF, 1974 ; Ernst Cassirer, « Les problèmes fondamentaux de l’esthétique », dans La Philosophie des Lumières, « Agora » ; Jean Starobinski, L’Invention de la liberté, Skira, puis Flammarion ; Jean Starobinski, 1789, Les emblèmes de la raison, Flammarion, « Champs ». Gérard Raulet, Les Lumières allemandes, textes et commentaires, GF, « L’esthétique philosophique », p. 415-484. Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne, 1680-1715, Le Livre de Poche.

***

           C’est au XVIIIe siècle que l’idée même d’une philosophie esthétique se définit et prend conscience d’elle-même. Depuis l’antiquité, on n’envisageait la question de l’art que dans la perspective platonicienne, et surtout néoplatonicienne, de l’Idée du Beau, ou Beau idéal : une telle réflexion conduisait nécessairement à une théorie de l’imitation, non de la réalité sensible, mais d’une forme intelligible que seul l’esprit, non les sens, peut discerner, à la façon des figures de géométrie qui n’ont de vérité qu’idéale, le schéma dessiné n’étant que l’ombre approximative de ce modèle invisible. Le mot « esthétique », qui ne fait vraiment son entrée dans le vocabulaire philosophique qu’au milieu du XVIIIe siècle, en 1750 précisément, avec les deux premiers volumes de l’Æsthetica d’Alexandre Baumgarten (il s’agit d’une philosophie de l’art, poésie et arts plastiques ; l’ouvrage demeura inachevé), est élaboré sur le grec aisthêsis, qui désigne la sensation. La pensée esthétique pose ainsi la beauté comme une perfection sensible, et non plus intelligible, comme un phénomène que nous rencontrons dans l’espace et dans le temps et non comme une pure Idée que seul le regard de l’esprit peut contempler dans l’immortel. La rupture avec l’interprétation idéaliste de la beauté, conçue selon la tradition platonicienne comme une forme intelligible, est donc explicite dans le nom de baptême que se choisit la nouvelle philosophie de l’art. Nous comprenons ainsi qu’étudier la naissance de l’esthétique au XVIIIe siècle, ce n’est pas seulement traiter une question relative à l’histoire des idées, mais c’est réfléchir l’un des moments fondateurs de notre modernité. Que nous en soyons ou non conscients, nous pensons l’art de nos jours encore dans la perspective esthétique, et ceux qui n’en sont pas conscients sont plus tributaires encore que les autres de cette tradition. Penser la genèse, l’affirmation et enfin l’épanouissement de la pensée esthétique tout au long du XVIIIe siècle, c'est interroger la rupture inaugurale d'où naît l'art moderne. Et c’est pourquoi c’est en philosophes, questionnant notre propre vérité, et non pas seulement en historien des idées, soucieux seulement de restituer le passé, que nous conduirons cette enquête.

            L’histoire de la révolution esthétique qui, je le répète, se trouve au principe du point de vue des modernes sur l’art, commence précisément par une « querelle », ainsi nommée par l’histoire littéraire, « entre les Anciens et les Modernes ». On intitule ainsi un chapitre de l’histoire des idées, essentiellement littéraires, qui a vu s’opposer, à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, dans le domaine des « beaux-arts », d’une part les écrivains et les artistes partisans de l’imitation du modèle antique (Homère pour la poésie, Cicéron pour la rhétorique, l’architecture et la sculpture des « Anciens », mot encore vague qui mêle alors confusément les Grecs et les Romains), d’autre part les partisans d’un goût plus « moderne », dont le modèle le plus achevé est l’art du siècle de « Louis le Grand », Versailles pour l’architecture et la sculpture, l’Académie Royale de peinture où Charles le Brun a longtemps régné en despote, mais aux yeux duquel l’art de Poussin est un modèle indépassable, enfin l’Académie des Belles Lettres ou Académie française, en laquelle les poètes courtisans rivalisent dans l’éloge du monarque. Ceux-là tiennent l’art d’Homère et des Anciens pour frustre et grossier, et vantent le raffinement et la délicatesse du goût de leurs contemporains, éduqués par des siècles de civilisation et par le progrès des Lumières. La querelle des Anciens et des Modernes se déroule en deux temps, qui marquent la rupture du « siècle de Louis XIV » (Voltaire) avec le siècle des Lumières, ou Aufklärung. En premier lieu, les dernières années du XVIIe siècle voit s’opposer Boileau, qui traduit en 1674 un ouvrage de rhétorique rédigé par un inconnu au premier siècle de notre ère, le Traité du sublime qu’on attribuait alors au rhéteur Longin, texte qui aura une profonde influence au XVIIIe siècle sur l’évolution du goût, réfutant l’académisme de la beauté et découvrant l’illimité et le grandiose du sublime ; à Charles Perrault, l’auteur passé à la postérité surtout pour les Contes de ma mère l’Oye (celle de ses œuvres qu’il tenait sans nul doute en moins grande estime), mais alors connu pour son célèbre Parallèle des Anciens et des Modernes, cinq dialogues, publiés de 1688 à 1697, entre un « abbé » amateur des Beaux-arts, et partisan des Modernes, et un « Président » partisan des Anciens et qui, dans sa critique de la subtilité vaine et du maniérisme de ses contemporains, fait songer à Alceste. Les dialogues de Perrault tournent invariablement à la gloire des Modernes et à la déroute totale des Anciens. Le second acte de la querelle se déroule dans les premières années du XVIIIe siècle, lorsqu’un académicien bel esprit, Antoine Houdar de la Motte, publie en 1714 une « traduction » de l’Iliade d’Homère, traduction très approximative puisque, sans connaître un mot de grec ancien, il remédie à la longueur selon lui fastidieuse des vingt-quatre chants du poème en les réduisant à douze, et en adaptant le style grossier d’Homère au style châtié et élégant des salons parisiens. Une helléniste authentique, et grande érudite, Anne Dacier, traductrice d’Homère, s’indigne alors de cette contrefaçon et publie, en cette même année 1714, un pamphlet intitulé Des causes de la corruption du goût : elle y dénonçait la dégénérescence des Modernes, leurs manières affectées,  leur subtilité excessive, et faisait l’éloge de la simplicité héroïques des anciens, plus proches de la nature, mais aussi plus capables de vraie grandeur. C’est ainsi que la politesse, la civilité, le raffinement des mœurs l’accumulation du savoir se trouvent du côté des Modernes ; tandis que la poésie épique, l’héroïsme de la vie primitive, l’ardeur guerrière et l’emportement des passions, se trouvent du côté des Anciens. A la beauté artiste (les partisans des Anciens diraient « artificielle ») et savante des Modernes s’oppose ainsi le sublime épique d’Homère, son enthousiasme poétique (le poète homérique ne compose pas, il est inspiré par le dieu) et son idéal d’une vie passionnée qui n’obéit qu’à la nature et fait peu de cas des conventions ni des bienséances.

            Ce n’était pourtant pas la première fois, dans l’histoire du goût, que s’opposaient Anciens et Modernes. Déjà dans l’antiquité, dès l’époque hellénistique, on opposait aux écrivains anciens, dits « classiques » (classici, de classicus, qui désignait les citoyens de la première classe, c'est-à-dire qui fait fonction de modèle, d’exemple devant être imité) les néöteroi (les plus jeunes, les derniers venus, les nouveaux : ainsi Aristarque opposait, au profit du second, le moderne et subtil Callimaque au classique Homère) ou les poetae novi (ainsi Cicéron opposant la grandeur de l’ancienne poésie d’Ennius à la complexité — Lucrèce — et au maniérisme — Catulle — des poètes de son temps). Dans Le dialogue des orateurs (c. 100 AC), Tacite oppose l’avocat Aper, qui prend la défense du style orné et précieux de l’époque néronienne, ce qu’on nomme déjà « le goût moderne » (Lucain, Sénèque), contre Messala qui lui oppose la « réaction classique » qui naît sous Nerva et se prolongera sous Trajan (Quintilien, Pline le Jeune, Tacite lui-même) : rigueur de la composition, clarté et concision de l’expression. Il n’y a pas si longtemps, de jeunes philosophes (Bernard Henry Lévy, André Glucksmann, Alain Finkielkraut), se réclamant alors de l’esprit de mai 1968, furent baptisés par les journalistes « les nouveaux philosophes » (il est vrai qu’il serait plus difficile de trouver aujourd’hui des partisans des Anciens, tant la dictature de l’hyper modernité est universellement reçue). Pourtant, c’est réduire la portée de la querelle des Anciens et des Modernes que de l’attribuer à l’éternel conflit des générations. Ce qui est en jeu en effet, au tournant des deux siècles, c’est la naissance de l’idée même de « modernité » (ce mot n’apparaîtra que plus tard, au XIXe siècle, chez Chateaubriand, et ne deviendra qu’avec Baudelaire – Le peintre de la vie moderne, 1863 – une revendication esthétique). Il faut en effet distinguer entre la modernité et l’actualité : bien des choses sont actuelles, c'est-à-dire nous sont simplement contemporaines, mais ne sont nullement modernes, l’Académie française par exemple. Il ne suffit pas, pour être moderne, d’être témoin des temps présents, il faut encore annoncer l’avenir qui donne au présent son orientation. L’actuel est de tous temps, les hommes ayant toujours eu des contemporains ; la modernité est au contraire plus récente, l’accélération de l’histoire rendant de plus en plus sensible, au sein même de l’actualité du présent, le choc du futur, l’imminence d’un avenir dont on pressent la violence. Ainsi parle-t-on de « l’art moderne », signifiant par là bien davantage que son actualité (tout art est contemporain de son temps) : le génie prophétique avec lequel il annonce un avenir encore inouï. En ce sens, la querelle des Anciens et des Modernes est le premier symptôme de l’intrusion de la modernité dan le domaine des arts. Et la leçon qu’il faut en tirer est sans doute paradoxale : car il se pourrait bien que les partisans des Anciens soient en définitive plus « modernes » que les Modernes, eux qui mettent en avant la simplicité d’une vie naturelle, le sublime des premières passions, la poésie grandiose des héros et des rebelles, en un mot les valeurs dont se réclamera le « romantisme », premier mouvement littéraire et artistique qui fera de la « modernité » non plus un simple état de fait, mais un programme pour l’avenir.

            Il apparaît alors que la querelle des Anciens et des Modernes est « moderne » en effet en ce qu’elle porte en elle deux germes de l’avenir de la philosophie esthétique, tous deux appelés à un riche développement au long du XVIIIe siècle et préparant également la voie à l’esthétique de la modernité : en premier lieu, la querelle affirme, contre l’autorité de l’Académie et les règles qu’elle entend imposer, l’autonomie de l’artiste et le droit inaliénable du génie à transgresser toute règle ; en second lieu, elle fait l’éloge de la « nature », c'est-à-dire d’un style immédiat, passionné et naïf, libéré des contraintes que les convenances et les bienséances imposent (ce que Perrault nomme la « civilité », le mot et l’idée de la « civilisation », mère des Lumières, n’apparaissent qu’au XVIIIe siècle), conforme à cet « état de nature » sur lequel tout le siècle, et pas seulement Rousseau, s’interroge passionnément. En ces deux cas, soulignons à nouveau l’ironie de l’histoire : les sont les partisans des Anciens qui défendent les thèses qui ouvriront la voie à la « modernité » esthétique, c'est-à-dire qui sont porteuses de l’avenir le plus riche dans le domaine des Beaux-Arts.

            1)- La critique de l’Académie : le génie contre les règles

            C’est au cours du XVIe siècle, et surtout en Italie, que l’artiste cesse d’être artisan, et que les arts sont reconnus parmi les « arts libéraux ». Cette reconnaissance en dignité entraîne aussi une modification du statut social : le peintre, l’architecte, le musicien, ne subissent plus les contraintes des corporations médiévales, et se réunissent en « Académies » où ils énoncent les règles de leur art : ainsi se développe un discours sur l’art qui vise à ennoblir le métier et enrôle à cette fin les autorités savantes : La Poétique d’Aristote, et L’Art poétique d’Horace. On se pique de beau langage, de convenance et de bienséance, et l’on s’efforce de définir les règles de « la belle manière ». L’art affecte le ton savant, « pédant » dirait Molière, et l’Académie, dont la monarchie absolue fait une institution d’État, finit par exercer, par les règles et le bon usage, un despotisme théorique plus oppressant encore que celui, simplement corporatiste, des corps de métiers dans la société féodale. La norme du « bon goût » dictée par l’Académie sous le contrôle de la cour stérilise l’invention. En prenant le parti des Anciens, Nicolas Boileau, traducteur du Traité du Pseudo-Longin, oppose au respect des règles la naïveté sublime d’Homère, qui ne savait rien des contraintes de l’Académie mais dont le génie sauvage a pourtant produit une poésie bien supérieure à celle du siècle finissant. Les thèmes mis en jeu par la Querelle annoncent ainsi les traits dominants de l’esthétique des Lumières : Homère, en compagnie de Milton et de Shakespeare (mais également le Dante de « L’Enfer »), deviendra l’archétype du poète génial, qui crée par instinct et non par convenance, par la nécessité de l’inspiration et non par le respect des règles. L’excellence, dans le domaine des Beaux-Arts, est le propre du génie, et celui-ci est porté par la nature à transgresser les règles dans lesquelles on souhaiterait contenir son art. A la poétique de la beauté, fondée sur la juste mesure et le respect des proportions, on oppose alors l’esthétique du sublime, qu’aucune proportion ne saurait limiter, disproportionné par sa nature même, sensible à l’informe – l’océan les jours de tempête – et à l’illimité – les abîmes ou les sommets qui ornent les paysages de montagnes, auquel le goût commence d’être sensible dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cette opposition des deux esthétiques, celle du beau et du sublime, si profonde qu’elle divisera de façon assez énigmatique l’analytique kantienne du jugement esthétique (1790), se partage le siècle presque exactement en deux moitiés : on attend en premier lieu, de la libération des règles de l’Académie, la jouissance du naturel que l’affectation des manières et de la bienséance avait refoulée ; il en naît un art ludique et sensuel qui domine avec la Régence, et jusque vers 1750 (art « rococo » en France, « baroque » dans les pays germaniques) ; mais ce jeu simplement hédoniste conduit à la frivolité dans le domaine esthétique, et au règne des favorites dans le domaine politique. La seconde moitié du siècle est donc à la recherche d’une expression qui éveille en nous le sentiment moral, un art grandiose qui inspire le sentiment de l’infini. Aux menus plaisirs succède le plaisir du terrible, au beau le sublime. Deux textes marquent cette rupture : en 1755, Winckelmann publie ses Réflexions sur l’imitation des œuvres des anciens Grecs en peinture et en sculpture, et oppose à la corruption des Modernes et à l’art flatteur et facile que le despotisme monarchique encourage, l’art des Républiques de l’Antiquité et la grandeur de leur art sublime qui témoigne pour la liberté et pour l’héroïsme de leurs mœurs. En 1757, Edmund Burke publie sa Recherche philosophique sur l’origine de nos sentiments du beau et du sublime, et fait l’éloge d’une esthétique de la terreur qui nous met en présence du surhumain, et démontre à son tour la faiblesse d’un art qui se contente de plaire et de flatter. La domination de l’esthétique du sublime sur celle du beau à la fin du siècle est le signe de la victoire posthume des Anciens contre les Modernes.

           2)- L’expression de la nature et le plaisir esthétique

           Anciens et Modernes s’accordent sur l’inusable impératif : « il faut imiter la nature », mais l’interprètent de façons exactement contraires : pour les Modernes, la nature, c’est la raison, ou le bon sens, qui est la chose du monde la mieux partagée ; pour les Anciens, la nature, c’est le génie, ou du moins l’inspiration du sentiment, que chacun éprouve intérieurement, qui est difficilement communicable et ne peut par conséquent être énoncé sous forme de règles. Qui sera donc juge du sentiment, à qui reconnaîtra-t-on le goût de bien juger? Déjà, la querelle du Cid (1637) offrait à Corneille l’occasion d’opposer, aux réprimandes de l’Académie, l’accueil enthousiaste du public. Dans la Critique de l’école des femmes (1663), véritable manifeste esthétique, Molière faisait dire à Dorante : « Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours [...] Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’en a pas suivi un bon chemin ». Et Uranie ironise : « J’ai remarqué une chose de ces Messieurs-là : c’est que ceux qui parlent le plus de règles, qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles » (I, 505) (1).

           La liberté de la nature, qui se déploie en toute innocence quand la contrainte des règles a disparu, est en premier lieu l’expression de la spontanéité et la grâce de l’improvisation. Les poètes des premiers temps, tels Homère, sont beaux innocemment, parce qu’ils sont la voix de la nature : c’est la « beauté naïve », ou la « simple nature » qui conduisent Fénelon, archevêque de Cambrai, à prononcer l’éloge, dans Les Aventures de Télémaque, du style sublime de Démosthène, ou de celui de Sophocle, qui « est bien loin de cette élégance si déplacée et si contraire à la vraisemblance ; il ne fait dire à Œdipe que des mots entrecoupés ; tout est douleur » (Chouillet 37). Cette recherche du naturel conduit à préférer, aux formes solennelles et guindées du Grand Siècle, des formes souples et fluides, qui ondulent comme des lianes. Le peintre et graveur anglais William Hogarth publie en 1753 l’ouvrage intitulé Analysis of Beauty, dans lequel il fait l’éloge de la « ligne serpentine », expression forgée au XVIe siècle par Giovanni Paolo Lomazzo (1538-1600, Traité de l’art de la peinture, 1584) à propos de Michel-Ange. En conformité avec les thèses de l’abbé Du Bos (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, 1719), le beau est dans la variété, dans l’imprévu, dans la surprise qui nous divertissent de l’ennui : un tracé rectiligne est monotone, « les allées sinueuses, les rivières qui serpentent » (Hogarth) plaisent. Les « lignes onduleuses et serpentines » de Du Bos se retrouvent dans le tracé capricieux du jardin anglais, qui se plaît à dérouter la droite perspective des allées à la française. « La complexité équilibrée de la forme » est capable, selon Hogarth, de « conduire l’œil dans une sorte de chasse ». L’art de bien varier stimule ainsi la fantaisie de l’artiste et détourne de l’ennui. On se plaît encore au labyrinthe du jardin chinois, et le goût de la chinoiserie ajoute le piquant de l’exotisme au divertissement esthétique. La recherche du plaisir naturel conduit ainsi à l’excès de la sophistication. Dès 1750, on dénoncera la frivolité du « style pittoresque », et c’est sur le ton de la réprobation qu’on le qualifiera de « baroque », ou de « rococo ». Le plaisir naturel semble alors insaisissable, puisqu’il conduit avec le style rocaille au comble de l’artifice et au triomphe de l’ornementation. Et l’espérance de revenir à un hypothétique état de nature, auquel tout le siècle n’a cessé de rêver, est une fois de plus déçue.

           3)- L’état de nature : une utopie esthétique

           La recherche du plaisir naïf, dépouillé du carcan culturel qui l’étouffe, conduit à la poursuite d’une origine perdue, que la civilisation aurait peu à peu recouverte, sans qu’il soit possible de rétrograder. On ne peut en effet connaître innocemment l’innocence, et l’étude du naturel ne réussira jamais à retrouver la grâce du premier instant. Se savoir innocent, c’est déjà ne plus l’être. La réflexion de la conscience chasse irrévocablement la grâce de la naïveté. C’est à sa naïveté qu’Homère doit le charme de sa poésie, et l’imitation que peut en faire un esprit civilisé ne sera jamais qu’un habile pastiche : Les Poèmes d’Ossian (1760), chants épiques de l’ancienne Écosse, trompent pourtant et exercent une profonde influence avant qu’on identifie l’auteur, James Macpherson (1736-1796). Il faut donc que l’authenticité de l’innocence renonce à l’imitation : on n’imite pas la nature, on est soi-même nature, on se laisse guider innocemment par elle ; mais cette innocence, perdue, est à jamais perdue. La peinture d’un Greuze, que Diderot affectionnait fort, n’est qu’une longue variation sur ce thème de l’innocence perdue.

           Tout le siècle rêve alors de régresser à l’état originel du sentiment, qui était alors comme nu, naïf, natif, et dans la force de sa vérité. Rousseau invente le sauvage en dépouillant l’homme civilisé des qualités dont la société l’affuble (Second Discours, 1754). Voltaire fait du Huron, nommé « l’Ingénu » (1767), l’arbitre toujours juste que le jugement de goût cherchait en vain. En matière de goût, le plus savant sera toujours le plus candide. Condillac, dans le Traité des sensations (1754), imagine une statue insensible qu’il éveille peu à peu à la vie par le jeu et la combinaison des impressions sensibles : il suffit, selon le philosophe, que sa statue, qui figure ici l’homme dans l’état originel de sa première indétermination, soit sensible à l’odeur d’une rose pour qu’elle s’élève progressivement jusqu’aux opérations de l’intelligence la plus abstraite. Le sensualisme condillacien, dans le sillage de Locke, est certes un empirisme : nos idées ne sont pas innées, mais dérivent au contraire, par associations ou oppositions, de nos diverses sensations. Mais une autre lecture est possible : les idées abstraites ne font que compliquer ce qui se donnait délicieusement dans la première sensation, et la combinatoire sensible n’est pas sans exprimer quelque nostalgie pour l’expérience originelle, seule absolument authentique : nous n’avons connu le parfum de la rose que la première fois où nous l’avons humé.

           On rêve alors d’une expérience qui restituerait l’homme à son état primitif, et livrerait le secret des vraies valeurs sensibles. C’est en premier lieu l’expérience de l’aveugle, expérience imaginée par Molyneux et méditée par Locke à la fin du XVIIe siècle, réalisée par le chirurgien Cheselden en 1728 : un aveugle-né, opéré de la cataracte, saura-t-il discerner par la seule vue une sphère et un cube qu’il savait distinguer par le toucher du temps qu’il était aveugle? Le test, conduit sans rigueur, ne permet pas de tirer de conclusion certaine, et le siècle ne cesse de revenir sur cette expérience impossible, pour laquelle il semble que les voyants soient aveugles. C’est ce fameux problème qui se trouve à l’origine de la Lettre sur les Aveugles que publie Diderot en 1749, où le sentiment du beau se réduit en fin de compte à l’utile, c'est-à-dire à l’appréciation de ce qui est favorable pour la pleine santé de l’appréciateur.

           Une seconde expérience est plus radicale encore : on est à la recherche d’un enfant sauvage, doublement originel puisqu’il est enfant, pour vérifier sur lui les thèses de Condillac ou de Rousseau. On en connaissait auparavant de nombreux cas, qui n’avaient pourtant suscités que de l’indifférence, dans les temps où l’origine n’était pas encore un thème philosophique. A la fin du siècle, on trouve un jeune garçon d’un peu plus de dix ans, qui vivait seul dans les forêts de l’Aveyron, se déplaçant comme une bête, à quatre « pattes ». Un élève de Pinel, Jean Itard, s’efforcera de l’éveiller à l’intelligence par les voies du sensualisme condillacien. Il échouera, et s’il réussira à lui faire adopter la station droite, il ne parviendra pas à lui apprendre à parler. Les deux Mémoires de Jean Itard (1801 et 1806) sur Victor, enfant sauvage de l’Aveyron, sont aujourd’hui publiés en poche. L’exquise sensibilité du sauvage tel qu’on le rêve conduit ainsi tristement à la stupidité réelle de l’idiotie. La recherche de l’innocente nature conduit à l’inhumain.

           Mais la quête de l’ingénuité esthétique est déroutante encore par un autre biais. En se dépouillant de la civilisation, on renonce sans doute à la moralité, et peut-être même à l’humanité. Paradoxalement, la recherche de l’innocence semble conduire à son contraire, l’immoralisme du libertinage. Seule l’ingénue, qui se met naïvement à l’écoute de son plaisir naissant, est libertine, et bien souvent la courtisane feint de jouer les fausses ingénues. Le principe de plaisir, pris comme seul guide, conduit à la perversion qui peut se retourner contre le plaisir, et ériger la souffrance même en plaisir. Les textes effarants de Sade donnent la voix à une nature monstrueuse qui semble surtout jouir de supplicier : le plaisir, qu’on voulait croire innocent, découvre à son principe un mal radical qui semble bien éloignée des mignardises du rococo. Et pourtant, il se peut que la perversion soit dissimulée au cœur de l’innocence. Il est vrai que l’ingénuité de l’enfance est, depuis Rousseau, unanimement reconnue et que nul ne se risquerait à dire ce qu’écrira plus tard Freud dans les trois Essais sur la théorie de la sexualité (1905) : que l’enfant est « pervers polymorphe ». Pourtant la fin du siècle voit chanceler l’optimisme des Lumières : il se peut que la nature ne soit pas « bonne » par elle-même, et que le naturel implique le risque d’un mal « radical », d’une insistante monstruosité. Déjà, au siècle précédent, le grand Molière avait compris ce qu’il peut y avoir de pervers dans l’innocence même. L’ingénuité désarmante, Arnolphe lui-même ne sait que répondre, de l’Agnès de L’École des femmes n’est pas si éloignée de l’infidélité de la catin : si le plaisir n’est que dans l’instant (« Plaisir d’amour ne dure qu’un instant », chante le siècle), alors il se dissout aussitôt dans la durée, et la vie de plaisir est nécessairement une vie dissolue, condamnée par suite à l’inconstance. La fidélité au plaisir est infidélité à l’amour, et celui qui n’écoute que la voix de la nature est nécessairement inconstant en ses attachements. L’esthète du pur plaisir, ce n’est donc pas l’ingénue ni le sauvage, mais bien Dom Juan auquel Mozart fait chanter : « Viva la libertà ». Une fois encore, la quête de la nature est déçue, et se perd ainsi dans la double impasse de l’idiotie de l’enfant sauvage ou de la perversité du libertin.

           Pour surmonter le risque de la dissolution, il faut que l’affranchissement des règles ne se borne pas à la recherche du plaisir, cet insaisissable mirage, mais qu’elle s’élève à l’affirmation de la liberté. A l’esthétique hédoniste du rococo, le style sublime de la seconde moitié du siècle opposera l’affirmation de la volonté, un pur « je veux » dont Kant montrera qu’il est aussi un « tu dois ». La liberté se perd dans l’inconstance, dans l’inconsistance du plaisir évanescent ; elle s’affirme au contraire par l’audace de la volonté qui s’affranchit des contraintes et se propose de changer le monde en le soumettant aux lois de la raison. A la délicieuse finesse du goût, qui seule sait apprécier toutes les subtilités du beau, le sublime oppose l’enthousiasme (Shaftesbury) qui élève l’homme au-dessus de la nature et lui découvre l’infini. Le plaisir pris au beau conduit à l’appréciation du sensible, l’élan du sublime à l’affirmation du supra-sensible. Aux délicatesses et aux mignardises du style rococo, le sublime oppose le frisson de l’immense, du colossal et de l’incommensurable, qui découvre à l’homme la grandeur de sa destination morale.

           C’est ainsi que l’hédonisme du XVIIIe siècle, parti pour une chasse au plaisir, conduit, par un prodigieux renversement, à l’éloge de l’effort et du dépassement, et à l’expression inconditionnelle de la loi morale. Il apparaît alors que ce que veut la volonté, ce n’est nullement la jouissance, incapable de la sauver de l’ennui toujours renaissant, mais sa propre autonomie : la volonté est en nous volonté de vouloir, volonté d’affirmation absolue, d’autonomie inconditionnelle. A la fin du siècle et au début du siècle suivant, la figure ambiguë et inquiétante de Bonaparte incarnera cet idéal du pur vouloir. La loi morale n’est pas en effet pour Kant l’humiliation du désir, mais l’expression de « la faculté supérieure de désirer », qui est liberté, qui est l’autonomie de la volonté, c'est-à-dire la volonté qui se veut elle-même plutôt que tout objet sensible. Cependant, par une nécessité dont on aura peut-être la clé dans la troisième Critique, la sublimité du pur vouloir peinera à trouver une expression esthétique adéquate. Le sublime se transporte en effet au-delà du sensible, et il n’y a pas de commandement plus sublime dans l’Ancien Testament, selon Kant, que celui qui interdit de façonner une image de Dieu. Il est donc peut-être nécessaire que la représentation esthétique du sublime sombre le plus souvent — toujours? — dans le ridicule. En entrant dans l’époque contemporaine, l’art se donne pour tâche de représenter un objet impossible, puisque supra-sensible. Il se peut que nous ne soyons toujours pas, aujourd’hui, sortis de cette impasse.

 

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Note

1- Racine, préface de Bérénice : « La principale règle est de plaire et de toucher : toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première ; mais toutes ces règles sont d’un long détail, dont je ne leur conseille pas de s’embarrasser : ils ont des occupations plus importantes. Qu’ils se reposent sur nous de la fatigue d’éclaircir les difficultés de la poétique d’Aristote ; qu’ils se réservent le plaisir de pleurer et d’être attendris ; et qu’ils me permettent de leur dire ce qu’un musicien disait à Philippe, roi de Macédoine, qui prétendait qu’une chanson n’était pas selon les règles : “A Dieu ne plaise, Seigneur, que vous soyez si malheureux que de savoir ces choses-là mieux que moi” » (Théâtre complet, édition Maurice Rat, Garnier,1960, p. 300-301).