Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

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1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

Gorgias 1

Gorgias 2

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

PLATON

GORGIAS

(2)

Classe terminale, lycée Henri IV, 1995

            Socrate- Calliclès

                        1- La nature et la loi
            Entrée en scène fracassante de Calliclès : poussé à bout par l’ironie socratique, le lion sort enfin de sa tanière.
            Pourtant, il arrive par la marge, questionnant d’abord Chairéphon à propos de Socrate (comme, au début du dialogue, Chairéphon lui-même avait questionné Calliclès à propos de Gorgias), avant de s’adresser à Socrate lui-même. Calliclès, l’Antagoniste, le parfait Adversaire : le monde de Calliclès et celui de Socrate sont à rebours l’un de l’autre : « Si ce que tu dis est vrai, toute la vie des hommes serait mise sens dessus dessous » (481c). Deux mondes se font face : celui du Démos, et celui de la Philosophie. Calliclès est passionnément attaché au premier, ainsi qu’à Démos, fils de Pyrilampe ; Socrate est passionnément attaché au second, ainsi qu’à Alcibiade, fils de Clinias. Dans l’économie des dialogues platoniciens, Alcibiade est l’élève préféré de Socrate, plus désireux de s’attirer les bienfaits de son maître que celui-ci d’accorder à son élève ce qu’il désire (Banquet). Socrate décrit Calliclès comme un amoureux transi, esclave de son idole Démos ; mais c’est plutôt Alcibiade qui demande à Socrate un savoir que celui-ci lui refuse, se cantonnant dans le rôle de questionneur ironique. On sait qu’Alcibiade saura se faire aimer, mieux que Calliclès dont l’histoire n’a pas conservé le souvenir, du Démos. Il convaincra l’assemblée de décider l’expédition de Sicile, qu’il s’empressera de trahir, passant du côté de Sparte tandis que l’expédition elle-même se révèlera un terrible échec. Il semble qu’auprès d’Alcibiade, Socrate éducateur ait échoué dans sa tâche, et l’on pourait supposer que, dans l’esprit de Platon, Alcibiade et Calliclès ne font peut-être qu’un seul et même personnage. Alcibiade auditeur de Socrate est la jeunesse de Calliclès, désirant se tourner vers la philosophie ; Alcibiade démagogue est le Calliclès du Gorgias, assoiffé de gloire et de puissance. Alcibiade incarne à lui seul les difficultés de l’éducation philosophique : tempérament affirmé, il ne peut se porter qu’aux extrêmes et oscille, par un choix en lequel se manifeste le mystère de la liberté, entre la vie théorétique du philosophe et la vie pratique de l’homme d’action (voir plus loin, l’allusion à l’Antiope d’Euripide). La déchéance d’Alcibiade marque les incertitudes du rôle d’éducateur que prétend endosser Socrate. Sans doute ses accusateurs lui reprocheront-ils, à son procès, son amitié avec Alcibiade, traître à sa patrie et mort en exil, à la cour du satrape perse Pharnabaze (vers 404). C’est ainsi que l’enfant de Gorgias — Calliclès — et l’enfant de Socrate — Alcibiade — en viennent à se ressembler curieusement. Pourtant, l’antagonisme posé ici entre le désir de la sagesse (c’est-à-dire du savoir) et le désir du pouvoir, entre la philosophie et la tyrannie, reste, selon Socrate, indépassable.
            Ironie de Socrate : Calliclès, qui veut si fort faire le maître, est un esclave : « Tu finis par dire tout ce que Démos d’Athènes veut que tu dises » (481e). Le maître est l’esclave de son esclave. Calliclès, qui veut régner, est condamné à plaire. Dans le Théétète, Socrate, opposant le démagogue habile au philosophe, fera du premier l’esclave de l’opinion qu’il doit perpétuellement flatter, et du second un esprit indépendant qui relève son manteau sur l’épaule droite à la façon des hommes libres. Le débat entre Socrate et Calliclès pose en effet la question de la véritable liberté. Qu’est-ce qu’être libre? Régner sur le plus grand nombre, comme Calliclès, ou n’obéir qu’à la voix intérieure de sa raison, ou de son “démon”, comme Socrate? Cette ambiguïté de Calliclès, à la fois maître et esclave, fait aussi toute sa fragilité : qui est le maître, demandera Socrate? Celui qui exerce le pouvoir, ou le grand nombre, dont celui-ci dépend? Où est le faible? Où est le fort?
            Le signe de cette fragilité de Calliclès, c’est son inconstance. Son âme est comme une lyre mal accordée (482b), et doit se contredire sans cesse selon les revirements de l’opinion. Le démagogue vit au jour le jour, et gouverne au cas par cas, à la traîne des modes changeantes. Au contraire, « la philosophie dit toujours la même chose » (482a), car elle est le discours de la raison, que le principe de non-contradiction gouverne. Le modèle géométrique l’illustre parfaitement. On aperçoit ici le fondement moral de la science : seul un homme qui parle le langage de la raison est digne de confiance. Seul peut être dit libre et autonome un homme qui “s’accorde” avec lui-même, dont la parole n’est pas versatile mais demeure au contraire fidèle à elle-même. La rationalité philosophique est pour Socrate constitutive de l’unité du soi-même, que le philosophe entreprend de connaître. Calliclès est un homme divers, toujours autre que lui-même. Comme tous les possédés, il est un esprit aliéné, et par conséquent sans identité propre. Il ne saurait se connaître lui-même, puisqu’il se trahit sans cesse lui-même, incapable de faire son âme une et de constituer ce for intérieur où se réfléchit le dialogue silencieux de l’âme avec elle-même. Dès lors, le débat entre Socrate et Calliclès oppose deux principes plutôt que deux personnes : la passion versatile et la raison conséquente, le plaisir immédiat et la patience du concept.
            Il est vrai que, de cette versatilité, Calliclès se fait une loi constante : plutôt qu’être un sujet de la loi, il veut être une force de la nature. Cette opposition entre phusis et nomos, « nature et Loi, le plus souvent, se contredisent » (482e), Calliclès n’en est pas l’inventeur, il l’emprunte au contraire à ses maîtres les sophistes Dans le livre X des Lois, Platon fera allusion à ces théories des sophistes qui propagent l’impiété parmi les jeunes gens : « Ce sont tout d’abord les dieux qui tiennent leur existence de l’art, non de la nature, mais de certaines lois ; ils sont autres ici, autres là, suivant les conventions qui ont servi de base aux différents législateurs. De même l’honnête est autre selon la nature, autre selon la loi ; le juste non plus, n’est pas tel par nature ; il est au contraire motif à de perpétuelles discussions, à formules sans cesse changeantes » (889e). Pourtant, si Calliclès emprunte aux sophistes cette opposition, il en renverse le sens. Pour les sophistes, la loi, c’est-à-dire le contrat social, la convention collective, ou constitution, à laquelle les hommes, d’un commun accord, s’aliènent volontairement, supplée à la nudité originaire de notre nature. On se souvient du mythe de Protagoras : à l’inverse des autres animaux, l’homme naît nu, dépourvu des qualités qu’Épiméthée l’étourdi a distribuées aux autres créatures, laissant l’homme seul démuni de tout. C’est donc par l’institution de la loi que l’homme acquiert une puissance politique, et c’est abandonné à la nature qu’il n’est quasiment rien, moins qu’une bête selon Aristote, misérable et fragile. Calliclès renverse ce rapport de forces : selon lui, c’est au contraire selon la nature que l’individu peut affirmer toute sa puissance, et c’est inversement selon la loi que la force individuelle de l’individu est opprimée, écrasée par la raison du plus grand nombre, soumis à la loi commune qui n’a d’autre finalité que de protéger les faibles contre les forts : « Ce sont les faibles, la masse des gens, qui établissent les lois, j’en suis sûr. C’est donc en fonction d’eux-mêmes et de leur intérêt personnel que les faibles font les lois, qu’ils attribuent des louanges, qu’ils répartissent des blâmes » (483b).
            Cet éloge de la force, qui est aussi l’affirmation d’un droit de nature, droit de l’individu à affirmer sa puissance contre le carcan de la normalité à laquelle se soumet le plus grand nombre, permet à Calliclès de dépasser la honte qui retenait Polos. Celui-ci en effet pouvait bien concevoir la “bonté” de l’injustice, c’est-à-dire le profit qu’en retire celui qui ose la commettre ; mais il ne pouvait en concevoir la “beauté”, reconnaissant en ce désordre, en cette démesure, une évidente transgression de l’idéal grec d’harmonie et de proportion. Polos était bien capable de penser une éthique de la démesure, il échouait à concevoir une esthétique de la démesure. C’est cette contradiction, pointée aussitôt par Socrate, qui le perd. Calliclès au contraire proclame hautement les principes de cette esthétique de la démesure, en guerre ouverte avec l’idéal grec de la mesure et de la symétrie. L’art du IVe siècle BC voit se troubler la sérénité et la pureté des formes de l’âge classique, tandis que se répand dans la sculpture un goût pour le pathétique, l’expression du tourment et de la souffrance, qui ne fera que s’affirmer davantage à l’époque hellénistique. Platon est résolument hostile à cette évolution du goût, lui qui oppose volontiers aux effets spectaculaires recherchés par l’art mimétique de son temps, les formes hiératiques et impersonnelles de l’art égyptien, qu’il propose en modèle aux artistes. C’est bien à cette esthétique de la démesure, à son goût pour le colossal et pour l’expression du pathétique, que se rattache l’éthique de Calliclès. Selon lui, il existe en effet une beauté de l’injustice, beauté de la nature déchaînée, de l’individu unique s’affirmant par le seul fait de sa volonté de puissance. A la beauté philosophique de l’âme redevenue pure, émergeant de l’eau du devenir qui la corrompt et la souille (Rép. X, Glaucos le Marin), Calliclès oppose la beauté naturelle de l’individu supérieur qui, brisant le carcan des lois, protection des faibles et oppression des forts, montre dans tout son éclat la puissance de la nature : « S’il arrivait qu’un homme eût la nature qu’il faut pour secouer tout ce fatras, le réduire en miettes et s’en délivrer, si cet homme pouvait fouler aux pieds nos grimoires, nos tours de magie, nos enchantements, et aussi toutes les lois qui sont contraires à la nature — si cet homme, qui était un esclave, se redressait et nous apparaissait comme un maître, alors, à ce moment-là, le droit de la nature brillerait de tout son éclat (to tês phuseôs dikaios) ». L’esthétique de Calliclès repose sur cette affirmation du caractère irréductible de l’individu, que refoule le citoyen, subjugué par les lois qui le déterminent. L’individu est la jeunesse du monde, toujours en révolte contre le poids des traditions et d’un passé poussiéreux qui l’opprime. C’est pourquoi la figure de Calliclès est si marquante dans les dialogues de Platon : avec lui apparaît, peut-être pour la première fois dans l’Histoire, l’individu libéré de toute contrainte, que son seul désir définit et affirme. Il y a dans les paroles de Calliclès une véritable épopée de l’individu naturel qui, se libérant de l’oppression des lois, s’héroïse en se faisant semblable à Héraclès, vainqueur des monstres qui terrorisent les faibles : « J’en veux pour preuve les travaux d’Héraclès » (484b). En ce sens, Calliclès est bien l’enfant de son temps : les cyniques (qui prennent également volontiers Héraclès pour modèle) et les cyrénaïques proclament eux aussi la valeur irréductible de l’individu, opprimé par le carcan des lois et du conformisme de l’opinion générale. Et si Socrate lui-même se soumet aux lois d’Athènes qui le condamnent pourtant injustement à mort, il n’oppose pas moins, à la justice du tribunal où triomphent les tours d’illusionnistes des rhéteurs, une Idée de la justice que chacun doit trouver en lui-même, par le dialogue et par la réminiscence. Le “connais-toi toi-même” socratique n’affirme-t-il pas le droit qu’a tout individu d’examiner par lui-même les “vérités” que lui dicte l’opinion? Mais l’individu inventé par Platon se définit par l’autonomie de la pensée, et par le désir de savoir, et d’apprendre ; l’individu inventé par Calliclès se définit plutôt par l’autonomie de la volonté, et par le désir d’agir, et de régner. Calliclès lui-même le comprend bien, qui compare son débat avec Socrate avec le débat qui oppose, dans la tragédie perdue d’Euripide (son esthétique expressionniste et psychologique est bien représentative de l’esthétique callicléenne), Zéthos pasteur, avocat de la vie active, à Amphion musicien, avocat de la vie contemplative. L’antinomie qui oppose Socrate et Calliclès n’est pas en effet celle du citoyen et de l'individu, mais plutôt celle de l’individu théorétique et de l’individu politique, de la volonté de savoir et de la volonté de régner.
            Quel est donc ce “droit de la nature” que Calliclès invoque impérieusement? C’est celui qui commande à chacun, en tant qu’il est un individu unique, d’accomplir sa nature et de s’épanouir librement. La “nature” est pour les Grecs le principe d’un mouvement qui se déploie de lui-même, produisant des formes et les conduisant jusqu’à leur maturité. La vertu est alors pour Calliclès l’excellence de l’épanouissement personnel, ce rayonnement qui confère gloire et majesté à l’homme supérieur et lui soumet naturellement tous ceux qui lui sont inférieurs. C’est toujours de l’idéal homérique de la valeur personnelle, confirmée par le combat, que se réclament les sophistes et leurs élèves. Cette maturation individuelle, qui doit conduire chacun a faire paraître dans tout son éclat la “nature” qui est en lui (ainsi dit-on d’un caractère particulièrement affirmé qu’il est une “nature”), passe dans la jeunesse par l’exercice philosophique : « Philosopher, quand on est adolescent, ce n’est pas une vilaine chose, mais quand un homme déjà assez avancé en âge, en est encore à philosopher, cela devient une chose ridicule » (485a). La recherche philosophique est le symptôme d’un tempérament ardent, qui ne se satisfait pas de la volonté générale et veut établir la vérité par ses propres forces. Calliclès en est lui-même témoin, lui qui, comme ne manquera pas de le rappeler Socrate, se livrait dans sa jeunesse, avec Tysandre, Andron et Nausycide (487C) à la recherche philosophique, et y mettait sans doute autant de passion qu’il en met aujourd’hui à combattre la philosophie, et à faire l’éloge du seul exercice du pouvoir. Pourtant, l’homme accompli, et en cela Calliclès reste bien Grec (remarquons qu’il est le seul des trois interlocuteurs qui soit Athénien), ne peut pleinement se réaliser qu’au sein de la cité, c’est-à-dire sur ce champ de bataille — l’assemblée du peuple — où se prouve la valeur personnelle, où se montre le courage. Socrate, demeuré philosophe, est donc un homme immature qui ne s’est pas exercé au combat, qui n’a pas développé en lui la puissance que la nature lui avait donnée en partage. Qu’on l’accuse injustement, il ne saura pas se défendre, et mourra pitoyablement, « victime d’un accusateur minable et malhonnête » (486b). La valeur de la philosophie n’est donc, selon Calliclès, que relative, elle n’est qu’une propédeutique qui prépare à la vie politique. C’est qu’en effet l’enjeu du débat dialectique n’est nullement la vérité, comme le prétend peut-être hypocritement Socrate, mais seulement la victoire, que remporte celui qui se révélera le plus habile dans cette joute verbale, dans ce combat où les mots sont des armes. C’est pourquoi la philosohie prépare à la vie politique, et qu’elle doit en conséquence s’effacer devant elle : elle apprend à vaincre avec les mots, leçon indispensable à celui qui veut régner sur Athènes, cité où la rhétorique est maîtresse de l’opinion. La politique est donc la vérité de la philosophie puisqu’elle permet à l’individu de s’affirmer pleinement, en se mesurant aux forces en présence. C’est seulement par le combat, non seulement celui virtuel des mots, mais celui bien réel du pouvoir, que l’Individu peut donner toute sa mesure.
            Reste à évoquer un point, étranger à Platon mais pourtant directement impliqué dans notre texte : on a souvent rapproché la figure de Calliclès de celle de Nietzsche. Dans son Nietzsche et la philosophie, Gilles Deleuze explique « à quel point Nietzsche nous parait proche de Calliclès, et Calliclès immédiatement complété par Nietzsche » (Paris, PUF 1967, p. 66). Monique Canto elle-même fait ce rapprochement dans la note 89 de la p. 330-331, avançant qu'il faut voir en Calliclès le modèle qui a inspiré le surhomme nietzschéen. Il s’agit, je le crois, d’un profond contresens qui, pour être répandu, n’en est pas moins un contresens. La vie même de Nietzsche devrait suffire à nous laisser au moins soupçonner combien cette identification est douteuse : nul ne s’est tenu plus que lui à l’écart des luttes politiques, nul n’est resté plus indifférent aux ambitions de la carrière de l’homme polltique. Sa vie, terriblement solitaire et pathétique, est tout entière consacrée à la philosophie et à l’écriture, jamais tentée par le pouvoir mais bien au contraire par la seule aventure de la pensée. Le maître nietzschéen doit être distingué du maître callicléen. Il faut, pour le comprendre, distinguer entre la volonté de pouvoir et la volonté de puissance. La volonté de pouvoir veut règner sur ceux dont elle veut faire ses esclaves. Elle a besoin de la servitude des autres pour s’affirmer pleinement. Elle est donc dépendante de ceux qu’elle prétend pourtant faire tomber sous sa dépendance. Que serait un maître sans esclaves? Que serait Calliclès sans cité? La volonté de puissance au contraire ne s’affirme pas par la domination politique, mais par la création esthétique. La volonté, qui définit en effet l’individu en ce qu’il a d’unique, ne parvient à sa plénitude que par la création d’une œuvre nouvelle, c’est-à-dire par la création de nouvelles “valeurs” qui donnent provisoirement sens au non-sens de la vie, qui justifient ainsi l’existence et affermissent en nous la volonté de vivre. Aussi faut-il distinguer entre la puissance — qui se réalise en nous par le soulèvement de la vie, et par cette “ivresse” sans laquelle il n’y a pas de véritable création artistique — et le pouvoir — qui est la volonté de s’aliéner les libertés, et répond ainsi au ressentiment de la volonté contre le mouvement de sa propre autonomie. Pour la volonté de pouvoir, toute vie indépendante et libre est un défi insupportable, un crime de lèse-majesté ; pour la volonté de puissance, il n’y a de joie créatrice que dans l’appel à la vie et l’éveil des libertés. Selon Nietzsche, le destin de Calliclès est tout tracé : lui qui devait affirmer la toute-puissance de l’individu devra se plier aux calculs politiciens, s’user lentement aux manœuvres de la vengeance et du ressentiment. Il finira sans doute sénateur, au service des lobbies qui voudront bien le payer. Seul l’artiste, unique auteur de son œuvre et créateur de valeurs nouvelles, laissera s’accomplir en lui pleinement la volonté de vivre.
            2- Les paradoxes de la puissance (p. 220-229 en GF)
            La question porte sur la nature de la souveraineté. L’homme supérieur selon la nature est appelé à régner ; c’est en celà, selon Calliclès, que consiste la vraie vie. Il importe donc de connaître l’essence de cette supériorité qui concède à celui qui la possède la puissance politique et la domination sur le plus grand nombre.
            Calliclès, nous l’avons-vu, entend proclamer les droits de l’individu naturel sur le grand nombre. Mais son affirmation se retourne aussitôt en son inverse : le grand nombre n’est-il pas physiquement plus fort qu’un homme seul? Calliclès lui-même ne le reconnaissait-il pas quand il dénonçait l’oppression que les lois font subir à l’homme de la nature? N’est-ce pas en outre le grand nombre qui établit les lois, qui sont votées à la majorité dans la démocratie athénienne? C’est donc le grand nombre qui est fort, et non l’individu, le grand nombre défenseur de la loi et non de la nature.
            Il faut donc que Calliclès corrige une première fois sa thèse : la force de l’homme supérieur est morale et non physique : c’est son génie politique, son intelligence tactique (phronis, intelligence, bon sens, sagesse) qui lui confère la toute-puissance sur le peuple, « un ramassis d’esclaves, de sous-hommes, de moins-que-rien » (489c). Les thèses de Calliclès font ici songer à Thucydide qui soutient, en de nombreux passages, de semblables théories (sur ce point, remarquons toutefois que les références à Thucydide données par Canto aux notes 82 p. 329 et 121 p. 336, sont fausses : la première référence — III, 35, 49 — se rapporte au discours de Cléon en faveur du châtiment de Mytilène — et il se pourrait bien en effet que la figure de Calliclès ne soit pas étrangère à la personnalité violente du démagogue Cléon — et non à la terrifiante conférence des Athéniens et des Méliens, qui précède l'extermination des habitants de l'île. Dans ce célèbre passage, ce n'est pourtant pas le désir callicléen qui l'emporte, mais la raison d'Etat. La seconde note se réfère à un passage du discours de Nicias condamnant la témérité d'Alcibiade, aveuglé par ses ambitions, et partisan de l'expédition de Sicile, ce qui ne se rapporte pas précisément au contexte). Soit, répond Socrate, mais en ce cas, et pour que cette proposition soit fondée, il faut encore définir l’essence de l’intelligence. Phronis désigne l’intelligence pratique et non théorique, et phronimôteros (490b), le plus compétent, le plus habile en son art. Quelle est donc le privilège, l’inégalité revendiquée par Calliclès pour le plus compétent, et en vertu du droit de nature? Est-ce une inégalité matérielle? Faut-il que le médecin ait plus de vivres, le tisserand plus de manteaux, le cordonnier plus de chaussures, l’agriculteur plus de graines que les autres (490c-e)?
            Une telle prétention est évidemment grotesque. Il faut donc que Calliclès corrige une seconde fois sa thèse (491a-b) : le privilège de la compétence est l’exercice du pouvoir (« s’occuper des affaires de la cité, et bien les gérer », 491b) et non la possession de biens matériels. Il est vrai que la chose n’était pas jusque là évidente. Par ailleurs, Calliclès souligne la dimension purement pratique, et non théorique de l’intelligence politique, en ajoutant que les maîtres sont non seulement les phronimoi (esprits réfléchis, dans leur bon sens), mais encore les andreioi (les âmes courageuses, hardies). Il ne suffit donc pas qu’ils savent (car le cordonnier, le tisserand, chacun dans son domaine, sait), il faut encore qu’ils osent.
            Calliclès est ainsi conduit par Socrate à préciser sa pensée, et simultanément à la moraliser : de la force physque on est passé à l’intelligence pratique, et de l’intelligence pratique au courage moral. Pourtant Socrate ne saurait se satisfaire de ce progrès : la cité, selon lui, ne coïncide avec sa véritable destination qu’à la condition d’être orientée vers le savoir, et que la philosophie soit reine (République) ; Calliclès est bien loin de ce projet, lui qui se borne, en fait d’art politique, à un simple machiavélisme pragmatique, une technique de la domination au service exclusif de l’individu naturel, et non de la communauté législative. Dès lors les questions de Socrate ne visent plus à aider Calliclès à mieux connaître sa propre pensée, mais au contraire à mieux définir la contradiction essentielle qui oppose les deux interlocuteurs.
            3- L’antinomie de la pierre et du pluvier (p. 229-236 en GF)
            Cette intelligence et ce courage politiques, quelle fin doivent-ils donc viser? Ces qualités qui sont les dons “naturels” de l’homme supérieur, au service de quelle cause doivent-elles s’employer? Celle de nos plus grands désirs (megistas epithumias, 491e), répond sans hésiter Calliclès. C’est en effet l’intensité du désir qui marque la singularité de l’individu, comme l’attention de la raison rend possible l’universalité de la démonstration. Le désir est la force propre de la nature, tout comme l’universalité est la dignité propre de la loi. La masse (oi polloi), qui se compose de ceux qui n’osent pas aller jusqu’au bout de leurs désirs, et qui sont le plus grand nombre, condamne le déréglement (akolasia, défaut de répression, et par suite déréglement, désordre, de kolazein, émonder des arbres, retrancher tout ce qui dépasse). Mais l’homme de la nature fait éclater ce carcan, il transgresse la norme en laquelle la loi voudrait l’emprisonner, et fait paraître sa force souveraine. Le pouvoir politique n’est donc pas, selon Calliclès, au service de l’État, mais au service de la jouissance exclusive de celui qui le possède, de l’épanouissement de sa nature propre. Pouvoir personnel donc, qui ne recourt à la démocratie que pour la détourner par la démagogie, grâce aux séductions de l’art rhétorique que Calliclès tient de Gorgias. Calliclès ne fait ici que dire tout haut ce que le plus grand nombre pense tout bas, refoulant ses désirs et n’osant (courage), ni ne pouvant (intelligence) agir en conséquence.
            Socrate le reconnaît volontiers : « Tu viens de dire clairement ce que les autres pensent et ne veulent pas dire » (492d). N’est-ce pas une imprudence? Fragilité de Calliclès : lui qui se targue volontiers de sens politique en manque peut-être quand il déclare ouvertement sa volonté de pouvoir. Il est vrai qu’il s’est longtemps contenu (aussi est-il le dernier dans l’ordre de l’entrée en scène), et qu’il n’éclate qu’à la fin, incapable de dissimuler et commettant par conséquent une faute. Cette franchise sauve peut-être Calliclès : il n’a pas encore le caractère secret et retors de celui qui triomphe dans les manœuvres de cabinet. Il se peut qu’il y ait en effet une contradiction entre l’expression de la nature et le calcul politique, entre la conquête patiente et rusée du pouvoir, et l’exigence toute callicléenne de jouissance immédiate.
            Pourtant, ce n’est pas par ce biais que Socrate s’oppose à Calliclès. Comme dans le dialogue aux Enfers entre Ulysse et Achille auquel il est fait allusion dans le mythe de la caverne, la question porte sur le fait de savoir où est la vraie vie, où la vraie jouissance. Ce monde est celui du devenir : le plaisir ne peut y être qu’un écoulement incessant, la restauration toujours renouvelée d’un manque, d’une souffrance qui toujours renaît. Vivre dans le devenir, c’est à chaque instant mourir à soi-même, et devoir se régénérer pour se maintenir en vie, et toujours refaire ce qui toujours se perd. La sensation est ainsi incapable de rien saisir qui soit stable, et évoque le supplice des Danaïdes aux Enfers, qui « devaient à l’aide d’une écumoire apporter de l’eau dans une passoire percée » (493b). Mais si cette vie passe aux Enfers, c’est donc que ceux qui la vivent sont comme morts, et que leur vie les fuit comme un songe. Euripide, qui est pourtant du goût de Calliclès, se retourne alors contre lui : « Qui sait si vivre n’est pas mourir, et si mourir n’est pas vivre » (492e). Et Platon de rappeler le jeu de mots pythagoricien sôma-sêma, le corps est un tombeau, qu’il développe également en Cratyle 400b : « Certains définissent le corps le tombeau de l’âme ». D’où vient cette croyance? Socrate dit la tenir d’un certain Sicilien (comme Gorgias), peut-être Empédocle, qui pensait que les âmes, dans leur état présent, étaient errantes et exilées de Dieu : « Pour ma part à présent je suis un de ceux-là / Je suis un exilé de Dieu et un errant / Je suis voué à la Haine au furieux délire » (Présocratiques, Pléiade, p. 421). A moins que Socrate la tienne d’un certain italien, sans doute le pythagoricien Philolaos de Tarente, auquel Platon fait allusion dans le Phédon (61d), et dont on a conservé ce fragment par Clément d’Alexandrie (IIIe siècle AC) : « Le propos de Philolaos mérite d’être retenu. Voici ce que dit le pythagoricien : “Les anciens théologiens et devins témoignent eux aussi que c’est en punition de certaines fautes que l’âme est attelée au corps et ensevelie en lui comme dans un tombeau” » (Présocratiques, Pléiade, p. 507).
            Qu’on n’aille pourtant pas croire que Socrate condamne ici le plaisir en tant que tel. Il oppose plutôt, au plaisir en devenir condamné à ne se maintenir qu’à la condition de se renouveler toujours, un plaisir stable, ou contentement intérieur que le temps ne peut atteindre. Calliclès ne sait rien de ce plaisir, que seul la réminiscence nous fait goûter, puisque par lui nous participons à l’immortel. Pour emprunter à Descartes une distinction qui lui est familière, Calliclès ne connaît que le bonheur, qui résulte des circonstances, mais ignore la béatitude, qui est la jouissance de cette richesse intérieure que nul ne peut nous prendre, et qui nourrit la sérénité du sage. Les Stoïciens, après Platon, distingueront entre les biens qui nous viennent de la Fortune, et ce qui ne dépend que de nous. L’homme au tonneaux pleins jouit de la plénitude de son contenu, et du rayonnement que cet équilibre lui apporte ; l’homme au tonneaux percés est condamné à perpétuité aux travaux forcés du remplissage, et ne sait rien du repos ni de la sérénité (493c-494a)..
            Cette antinomie, entre ce qui paraît à Calliclès l’insensibilité de la pierre, et ce qui paraît à Socrate la diarrhée du pluvier, est posée, mais non vraiment développée. Il ne sera pas ici question du véritable plaisir (c’est l’objet du Philèbe), mais seulement de la critique de son simulacre, c’est-à-dire de cet appétit insatiable de puissance et de jouissance auquel doit se consacrer, selon Calliclès, l’individu naturel affranchi du carcan de la norme. Socrate ne veut être ici que l’interlocuteur attentif de Calliclès : il ne s’agit que de faire comprendre à Calliclès la vérité de cette vie qu’il tient pour bienheureuse.
            L’a-t-il bien comprise? La béatitude de la sagesse vaut par elle-même, et se suffit à elle-même ; le plaisir sensible ne vaut inversement que parce qu’il répond à un besoin, et ainsi comble un manque qui toujours se renouvelle. Curieux plaisir et toujours mêlé de souffrance, qui ne peut se connaître pur. Ainsi, demande Socrate dans le Philèbe (46a), est-ce bien du plaisir que ressent le galeux quand on le frictionne, est-ce bien un plaisir, demande le Socrate du Gorgias, de passer sa vie à se gratter quand on a la gale (psôra, gale, maladie de la peau, psôronta, les galeux, 494c 6)? La gale est ici la rage qui s’est emparée de Calliclès, lui qui en vient à accepter une souffrance sans fin pour prix d’une jouissance toujours recommencée. Il se peut qu’il faille distinguer entre le jouisseur et le bienheureux, le viveur et celui qui sait l’art de bien vivre. Si tout plaisir est légitime, celui du “débauché” l’est aussi (kinaidos, étymologie obscure) qui n’a pas honte de se "frotter" selon l’endroit qui le démange... Cette fois, c’est Calliclès lui-même, qui fait pourtant profession de n’avoir honte de rien, qui se déclare choqué : « N’as-tu pas honte, Socrate, d’en venir à de pareils sujets? » (494e). Ce n’est pourtant là qu’une des conséquences de la thèse de Calliclès lui-même. Il la maintient cependant, pour ne pas se déjuger, et pose en principe que tout plaisir est bon et que l’agréable est le bien (495a-c).
            4- Analyse du plaisir
            Le plaisir et le bien (p. 236-252 en GF)
            En un préambule, Socrate commence d’abord par poser la distinction de la science (epistêmê), du courage (andreia) et du plaisir (hêdonê). Calliclès l’accepte, lui qui avait d’abord défini la supériorité selon la nature par le don naturel de l’intelligence (dont la science est le fruit), du courage puis enfin du plaisir. Reconnaissant désormais qu’il s’agit de thèmes différents, il reconnaît en outre implicitement que sa pensée, sous les assauts de Socrate, a dû se modifier, et que sa thèse à présent n’est plus celle qu’il avait d’abord posée. C’est donc la troisième fois qu’il en vient à se dédire. Désormais, Calliclès pose que « le plaisir et le bien sont identiques, hêdu kai agathon tauton einai, 495d) » (à ce propos, je ne comprends pas pourquoi Canto traduit hêdonê tantôt par l’agréable, tantôt par le plaisir...). Socrate en prend acte, à la façon d’un notaire, tant il y a lieu de craindre que Calliclès ne change encore d’avis, tels ces mauvais joueurs qui demandent toujours de reprendre leur coup (voir plus haut, 461d) : « Calliclès du dème d’Acharnès a déclaré que... » (495d). Remarquons par ailleurs que cette division de l’intelligence, du courage et du plaisir recoupe assez exactement la tripartition de l’âme effectuée dans la République, au livre IX : l’âme est enfermée dans le sac de peau du corps, où se trouvent un sage (l’intellect, noûs), un guerrier (le courage, l’énergie du caractère, thumos) et une hydre (le désir, epithumia).
            Socrate distingue alors entre les plaisirs, selon qu’ils sont relatifs, ou qu’ils sont absolus. Les plaisirs absolus sont ceux qui ne sont mêlés d’aucune souffrance et, par conséquent, excluent absolument leur contraire : c’est ainsi que la santé exclut absolument la maladie (495e), le bien le mal, le bonheur le malheur (496b) et, pourrions-nous ajouter, la béatitude de la plénitude intérieure toute forme de tristesse, tout sentiment de manque. Tels sont les plaisirs qu’on peut dire parfaits, qu’aucune ombre ne trouble. Les plaisirs relatifs naissent inversement d’un besoin comblé, d’une souffrance satisfaite, et sont ainsi mêlés de leur contraire. Tels sont les plaisirs sensibles qui sont emportés par le devenir et ne se maintiennent qu’en se renouvelant, plaisirs paradoxaux puisque « on jouit en même temps qu’on souffre » (496e). Mais il est aussi des plaisirs de l’âme, plaisir d’une « âme désaccordée », que traverse une semblable contradiction, tels les plaisirs éprouvés par le spectateur des tragédies, « où l’on jouit de pleurs » (Philèbe, 48a ; mais aussi République X, 606a, qui évoque, à propos des spectacles tragiques, la partie de notre âme « qui a soif de larmes, qui voudrait soupirer à son aise et se rassasier de lamentations »). Ce n’est donc pas parce qu’ils naissent du corps que Platon condamne les plaisirs relatifs, puisque l’âme elle-même ne méconnaît pas cette discordance dans la jouissance. Platon oppose plutôt ici les plaisirs mêlés et impurs, aux plaisirs purs et simples non entachés de douleur ; il ne prône nullement la vie de la pierre, comme le lui reproche Calliclès, car la pierre est insensible, et le sage est à la recherche d’un plaisir sans mélange qui demeure constant et ne dépend pas des fluctuations du devenir. Il n’est de vraie joie que la joie qui demeure, une et semblable à elle-même, éternelle parce que hors d’atteinte du temps.
            Il faut donc affirmer, peut conclure Socrate, que le bien, qui exclut le mal, son contraire, n’est pas identique au plaisir relatif, qui inclut la souffrance, son contraire (497d). Il est dès lors aisé de montrer à Calliclès la réelle médiocrité de son prétendu “homme supérieur” : Calliclès lui attribuait l’intelligence (phronis) ; or un insensé (aphronas, de aphronein, 497e), un enfant sans raison (497e), un homme sans raison (498a 1, anêtos) sont capables d’éprouver ce genre de plaisir. Calliclès attribuait à l’homme supérieur le courage (andreia) ; or un lâche (deilos) qui voit le danger s’éloigner jouit de ne plus avoir peur (498a-c). Calliclès attribuait enfin à l’homme supérieur la jouissance de ses passions ; or, un homme qui souffre, un pelé, un galeux, est susceptible de ce type de jouissance. S’il faut donc dire que le plaisir est le bien, il faut aussi prétendre que l’homme bon est un enfant sans raison, un adulte imbécile, un lâche et enfin un malade. Est-ce bien là le portrait de l’homme supérieur? Et comment distinguer l’homme bon de l’homme mauvais, selon Calliclès, puisqu’ils se ressemblent étrangement?
            Plaisirs apparents et véritables (p. 252-269 en GF)
            Pour échapper à cette nouvelle contradiction, Calliclès, traqué par Socrate, une quatrième fois modifie sa thèse : tout plaisir n’est pas bon, comme Calliclès l’avait d’abord affirmé (495d), mais certains plaisirs sont mauvais, et d’autres sont bons (499c). La dialectique recommence donc sur cette nouvelle base : comment distinguer les plaisirs bons des plaisirs mauvais ? Quelle est la science qui nous permettra de discerner le chemin qui conduit à la béatitude? « N’a-t-on pas besoin à chaque fois d’un expert ? (500a) ». Puisque le plaisir n’est pas le bien (Calliclès ne vient-il pas de concéder qu’il existe de mauvais plaisirs, ou du moins des plaisirs moins “bons” que d’autres ?), le bon plaisir, celui que le sage doit poursuivre, sera donc le plaisir selon le bien, qui s’accomplit en vue du bien, le bien étant ici source d’un plaisir absolu, qui ne se mélange pas à son contraire. Selon le corps, le bon plaisir sera donc celui qui produit le bien du corps, c’est-à-dire la santé ; le plaisir que nous fait éprouver un mets délicieux, mais préjudiciable pour la santé, est donc un mauvais plaisir ; pareillement, le plaisir du maquillage, qui donne bonne mine au visage défait, est un mauvais plaisir puisqu’il s’accommode de la maladie ; le plaisir de la performance sportive (gymnastique) est inversement un bon plaisir, puisqu’il entretient la santé. On reconnaît les catégories élaborées par Socrate lors de son entretien avec Polos (464b-465d). Tous les plaisirs qui relèvent en conséquence de la flatterie (kolax), c’est-à-dire qui apportent une jouissance immédiate au prix d’une souffrance prochaine, c’est-à-dire tous les plaisirs qui prétendent à la dignité de fin en soi, à être par conséquent éprouvés pour eux-mêmes et quelques soient les conséquences, sont mauvais et doivent être rejetés. Le plaisir n’est en effet que moyen pour le bien qui est seul fin en soi. Le discernement des plaisirs en vue du bien et des plaisirs qui s’en rendent indépendants est alors affaire de la réflexion dialectique.
            Socrate met au nombre des plaisirs mauvais ceux qui naissent de la flatterie et de la démagogie, sans souci de l’éducation : il en est ainsi de l’art de la flûte, de celui de la cithare, du chant des dithyrambes, de la poésie tragique et enfin de la rhétorique elle-même. Toute rhétorique est selon Platon mauvaise politique, précisément parce qu’elle se laisse séduire par l’appât du plaisir qui fait de l’assemblée un spectacle (c’est-à-dire un bazar où l’on consomme des images), et du citoyen un spectateur amateur d’émotions fortes. C’est pourtant sur cette foire que Calliclès prétend régner. Séduite par les démagogues, l’assemblée se laisse alors mener par ses passions, et décide l’expédition de Sicile qui conduira Athènes à sa perte. Il n’y a de maître ici que celui qui sait plaire à son élève, et l’élève est le maître du maître. C’est pourquoi le politicien est toujours mauvais éducateur : la psychagogie est le simulacre, ou la flatterie, de la pédagogie, de même que la démagogie est le simulacre de la citoyenneté. Étrangement, Calliclès, si radical par ailleurs, modère la critique radicale que Socrate fait ici de la rhétorique, corruption selon lui du discours politique. Pourtant, Calliclès ne considère en la rhétorique qu’un outil de pouvoir, un art de l’apparence qui permet à celui qui le possède de manipuler les foules et de maîtriser l’opinion. Il ne devrait donc pas s’offenser de la critique socratique qui ne voit en la rhétorique qu’une flatterie incapable d’un véritable enseignement. Il objecte cependant : « Je ne peux pas répondre par oui ou par non à ce que tu demandes! Certains orateurs sont soucieux des citoyens auxquels ils adressent leurs discours. Mais d’autres, en effet, sont comme tu dis » (503a). Aux yeux de Calliclès, qui fait souvent songer au cynisme de Thucydide, les grands politiques du Ve siècle, Thémistocle, vainqueur de Salamine, Miltiade, vainqueur de Marathon et Périclès, le stratège de l’âge d’or, ont su faire paraître la grandeur de l’action politique. Ils n’échappent pourtant pas à la condamnation socratique : ils ne peuvent en effet être pris pour de grands politiques, puisqu’ils furent en même temps de mauvais éducateurs. Ils ont en effet gouverné la cité en vue de sa puissance, et non en vue du savoir. La seule cité bienheureuse est, pour Platon, celle qui se réunit dans l’Académie, la communauté enseignante que rassemblent l’amitié du savoir et la recherche de la vérité. Ce n'est pas pour échanger des marchandises, ni par conséquent pour produire et consommer toujours davantage, que les hommes se sont mutuellement obligés par un pacte social, mais c'est bien parce que l'homme enseigne l'homme, que de sa parole seulement naît ma parole, et que de son questionnement seulement naît ma pensée, qui est ausi mon humanité. Le cercle du dialogue philosophique est le modèle (paradeigma) et la fin supême de la cité des hommes. Dans le Ménon, Anytos, parmi les hommes qu’il pense dignes d’enseigner à la cité la vertu, cite également Thémistocle et Périclès (92c, 94a). Pourtant, objecte Socrate, ils furent de piètres éducateurs, si du moins l’on juge de la qualité du maître par la qualité de son élève : c’est ainsi que Cléophante, fils de Thémistocle, fut un piètre politique (93d), et que Paralos et Xanthippe, fils de Périclès, furent des vauriens (94ab). C’est ainsi encore, pourrions-nous continuer, que Calliclès, fils de Gorgias, n’est qu’un politicien avide de pouvoir et dépourvu du moindre sens de l’État. Cette position de Platon frappe par son extrêmisme : on admettait volontiers, au IVe siècle, la corruption de la vie politique ; mais on l’opposait alors, ainsi que le fait par exemple Démosthène dans ses diatribes contre Philippe de Macédoine, à la vertu des grands hommes politiques du Ve siècle, et le prestige de Périclès sortait plutôt agrandi par cette confrontation entre les deux siècles. La dénonciation platonicienne est plus radicale encore : ce qui a perdu Athènes, ce n’est pas seulement la corruption des mœurs, pures à l’origine, dépravées lors du déclin ; c’est plus profondément la conception même de la cité en tant que telle, centre de puissance et de domination selon les maîtres de Calliclès, foyer d’enseignement, source de science et de culture selon Socrate. Le mal était déjà là aux temps de Périclès, Thémistocle et Miltiade : « A cet égard, il n’y a pour ainsi dire, aucune différence entre les hommes d’autrefois et ceux d’aujourd’hui » (517b).
            Ce ne sont donc pas le déréglement ni la passion qui sont susceptibles de rétablir la vérité de la vie politique ; c’est au contraire la loi qui rassemble et la raison qui accorde, rétablissant la vraie force de la cité par l’équilibre de l’amitié, comme la médecine rétablit la santé dans le corps par l’harmonie et la proportion entre ses parties. De même que la santé du corps est le fruit de la médecine, non de la cuisine, de même la santé de l’âme est le fruit de la justice, non de la rhétorique. C’est donc par l’établissement des lois que la cité est forte et souveraine, et non en se livrant aux passions qu’aucune mesure ne contient. Il n’y de puissance politique que par le respect des lois qui engagent la cité envers elle-même, il n’y a de véritable pouvoir que par l’établissement d’un État de droit. Calliclès est un homme ivre, citoyen d’une cité elle-même en proie à l’ivresse. Il ne sait rien du véritable bonheur, et fera le malheur de la cité qui lui confiera l’exercice du pouvoir. Calliclès, comme tous ceux qui font l’éloge passionné de la force, n’est qu’un homme faible.
            Le monologue du Sage
            Socrate désormais parle seul (506c). Il se fait à son tour orateur et condamne le déclin d’Athènes, devant Calliclès qui ne suit plus, et refuse de suivre, mais demeure pourtant étonné par cette éloquente colère de Socrate qui, cette fois, ne joue plus et prononce une sévère condamnation. La grandeur morale du Sage dont Socrate fait ici le portrait n’est pas sans impressionner Calliclès : « Il me semble, je ne sais pourquoi, que tu as raison, Socrate ; mais je suis comme les autres, je ne me sens pas tout à fait convaincu » (513c). Le silence de Calliclès est aussi un hommage tacite : le Juste force le respect du politique et Calliclès, qui va jusqu’à reconnaître que les manœuvres du politicien sont un vrai travail de forçat (« un métier de Mysiens, 521b », les plus méprisés des esclaves), s’incline malgré lui devant la grandeur morale de Socrate. Le courtisan du tyran, ou du peuple, ne sera jamais que le singe de son maître ; seule la souveraine indépendance de Socrate, indifférente aux complots de la misologie, ne trahit pas l’idéal suprême de la liberté.
            Le développement socratique traite alors de la question morale (agir en vue du Bien), puis de la question politique (gouverner en vue du bien) ; distinguées selon l’ordre des raisons, elles sont en fait indissociables dans l’esprit des Grecs, la morale réglant pour le mieux la vie privée du citoyen envers ses semblables, la politique étant une éducation publique pour le plus grand bien de la cité.
            La question morale
            Récapitulatif par Socrate de ce qui a été avancé. Le plaisir n’est pas fin en soi, mais moyen en vue du Bien, qui est l’excellence de la forme par laquelle l’existence coïncide avec l’essence. Le Bien définit donc une proportion, c’est-à-dire une règle, une norme (506d). Cette proportion définit un ordre, et seule une âme ordonnée, donc raisonnable peut atteindre le Bien, et par conséquent être bienheureuse. Une âme déréglée et intempérante est donc vouée au mal. Hors proportion, c’est-à-dire hors communauté, elle est donc privée d’amitié (507e), elle n’est pas en accord avec le cosmos (508a, allusion aux pythagoriciens, “oi sophoi”, Pythagore passant pour avoir le premier appliqué le mot de cosmos — ordre — à l’univers). Morale stoïcienne, vivre en accord avec la “nature”. Calliclès ne connaît pas la mesure ; il ignore la géométrie (508a), qui est la musique de l’intelligible. Mieux vaut subir l’injustice que troubler l’ordre qui règne dans le cosmos (508e). Il faut ici distinguer entre la “nature” callicléenne et le “cosmos” socratique (ou pythagoricien). La nature est une poussée vitale que l’individu ressent intérieurement ; le cosmos est un ordre inaltérable et universel, que tous contemplent et admirent également. La nature est le monde du devenir, de la génération et de la corruption, l’harmonie cosmique est une image de l’éternité (Timée). Esthétique de la morale socratique : le souci de la conservation de soi passe après l’harmonie qui doit régner entre la conduite du sage et l’ordre général de l’univers. Commettre l’injustice, c’est faire une fausse note dans le concert universel, dans la symphonie cosmique. Remarquer le ton assez peu moral du moralisme socratique : il ne s’agit pas d’éprouver de la pitié pour celui qui souffre injustement (c’est plutôt le bourreau qui semble, aux yeux de Socrate, pitoyable), mais plutôt de rester digne de la figure idéale du sage, d’imiter le plus qu’il est possible l’archétype de la sagesse impassible. A l’héroïsme épique et guerrier qui est celui de Calliclès (étym. “celui qui a belle gloire, belle réputation”, kalon kleos), Socrate oppose un héroïsme éthique, qui annonce fortement le stoïcisme : tenir dignement son rôle dans le concert cosmique, rester insensible aux menaces, conserver en toutes situations l’âme égale et également impassible. Ce n’est pas en effet au nom de la charité que le martyr platonicien se refuse à l’injustice, mais au nom de l’ordre et de la beauté qui maintiennent chaque chose dans la cohésion de son être. Royauté de l’âme du sage qu’aucune souffrance ne réussit à faire plier.
            Socrate peut alors mettre en évidence combien sa volonté de maîtrise entraînera fatalement Calliclès vers la servitude. Il lui faudra, pour plaire au tyran, se faire semblable au tyran lui-même (510c) et « souiller son âme par l’imitation du despote » (511a). La littérature philosophique de l’époque hellénistique abonde en exemples de philosophes (surtout chez les Cyrénaïques) qui s’abaissent moralement en devenant les parasites à la cour d’un tyran. C’est précisément pour ne pas tomber dans cet avilissement (devenir l’amuseur d’une cour orientale, et le bouffon du prince) que le Socrate du Criton refusait l’évasion. Calliclès, flatteur, vit aux dépens du dêmos qui l’écoute, il humilie sa dignité en s’efforçant de plaire au peuple. Il lui arrivera ce qui arrive aux apprentis sorciers qui, voulant se rendre maîtres d’une puissance qu’ils ne maîtrisent pas, sont par cette puissance réduits en servitude. Ainsi les magiciennes de Thessalie qui, dit-on, réussissent à faire descendre la lune, comme le démagogue se flatte de manipuler les opinions ; mais on ajoute que les Thessaliennes y perdent la vue, comme le démagogue y perd son âme (513a). Calliclès, qui demeure homérique sur ce point, juge qu’il n’est pas de pire infamie que de ne savoir pas résister à l’outrage. Pour Socrate, le mal consiste plutôt en cette faiblesse d’âme qui la fait plier selon les circonstances, et qui asservit le bouillant Calliclès au capricieux Dêmos, ou bien au maître du jour ; et le bien, en cette force d’âme qui ne se départit en aucune circonstance de sa sérénité, et demeure fidèle à l’équilibre et à l’harmonie qui la font une.
            Au fond, l’opposition entre Socrate et Calliclès est peut-être moins grande qu’on ne l’imagine ; tous deux sont des intellectuels qui prétendent conserver leur indépendance d’esprit et ne pas se soumettre au conformisme de l’opinion. Ce parti-pris était tenable dans l’Athènes démocratique et puissante du Ve siècle ; il devient intenable avec la crise née des guerres du Péloponnèse. A cette contrainte sociale qui s’exerce sur la liberté de penser, Socrate répond par la toute-puissance de la pensée qui, se connaissant elle-même, n’a de compte à rendre à personne, excepté à la vérité ; à cette même contrainte, Calliclès répond par la ruse et la stratégie rhétorique : faisons mine de flatter le peuple pour mieux nous en rendre maître. En ce sens, le débat qui oppose Calliclès à Socrate oppose deux stratégies de résistance au conformisme montant, à la misologie croissante. La stratégie de Socrate est mauvaise selon Calliclès, puisqu’elle le conduira au procès et à la mort ; la stratégie de Calliclès est mauvaise aux yeux de Socrate, puisqu’elle le conduira à l’avilissement et à la servitude. L’un et l’autre s’opposent, mais ils ne sont pas non plus sans se ressembler (Calliclès ne fut-il pas philosophe dans sa jeunesse?) : tous deux sont amoureux, Socrate de la sagesse et de la vérité, Calliclès de la gloire et du Dêmos. Amoureux, c’est-à-dire insatisfaits de ce qu’ils sont et aspirant à être davantage, et refusant également le conformisme où s’endort la médiocrité, qui est la vraie « vie de la pierre ».
            La question devient donc, en quelque sorte : la liberté ou la mort? Faut-il vivre à tous prix? « Crois-tu donc que l’homme doive se donner tous les moyens de vivre le plus longtemps possible? » (511b). Bien qu’il proclame le contraire, ce n’est pourtant pas là ce que Calliclès pense, lui qui pense que seule une vie obéissant à la nature, c’est-à-dire à la volonté de pouvoir, et qui s’expose par conséquent aux risques du pouvoir, vaut la peine d’être vécue. Bien vivre, ce n’est pas, selon Calliclès lui-même, préserver sa vie à tout prix. Sinon, il ne mépriserait pas tous les artisans qui nous procure les services indispensables à l’entretien de notre existence. C’est la science politique qui lui semble digne d’estime, et non l’art de la nage (511c), qui permet pourtant de sauver sa peau parmi les débris du naufrage (remarquons que pour évoluer dans les eaux troubles des manœuvres politiciennes, il faudra bien, d’une certaine façon, que Calliclès apprenne à “nager”) ; ni l’art du pilote (métaphore constante chez Platon du gouvernement de la cité) qui sauve pourtant la vie de ses passagers en leur assurant la traversée (511d-e) ; ni l’art de l’ingénieur militaire, qui permet pourtant la victoire, mais n’est qu’un praticien qui se conforme aux théories du stratège, seul noble (Calliclès mépriserait-il les machines de guerre, pourtant de plus en plus complexes à la fin du Ve et pendant le IVe siècles, indignes de l’éthique de l’aristocratie guerrière? Socrate ici rappelle l’orgueil callicléen aux nécessités matérielles dont il est, qu’il le veuille ou non, dépendant), 512b. « Il est ridicule de ta part de montrer tant de dédain pour le médecin et pour les autres spécialistes » (512d). Calliclès, assoiffé de gloire, qui veut faire le maître et être indépendant, tombe malgré lui dans mille liens de dépendance qui font de son illusoire maîtrise une véritable servitude. En effet, si c’est la puissance économique et militaire qui fait la force d’une cité, alors les artisans sont appelés à prendre une importance de plus en plus considérable dans l’organisation de la société. Et Calliclès, qui ne connaît de grandeur que par la puissance, ne saurait imaginer un autre modèle pour la cité.
            La question politique
            Il s’agit donc de penser la finalité des cités. A la cité éthique et philosophique, communauté dialogique tout entière destinée à l’enseignement, Socrate oppose alors l’Athènes impérialiste du Ve siècle, vaste et incessant chantier de construction d’où sortent « des fortifications, des arsenaux, des temples » (514a). C’est sur cette cité callicléenne, elle-même assoiffée de puissance, que régnaient, au temps de sa grandeur, Miltiade, Thémistocle, Cimon et Périclès (515d). Au livre II de la République (369b-374d), Platon développera cette analyse de l’impérialisme auquel un développement économique non maîtrisé conduit fatalement. Le développement des richesses matérielles est selon Platon une sorte de cancer qui envahit la vie politique, la corrompt et finalement la détruit. Dans le Gorgias, il est question d’une cité toute enflée de pus (518e, oidei, elle s’enfle et se gonfle), dans la République, d’une cité gonflée d’humeurs (II, 372e, phlegmainousa polis). La cause de la faiblesse présente d’Athènes, c’est paradoxalement sa puissance passée. Gâtée par sa prospérité, Athènes est entrée dans une spirale de la consommation qui a exacerbé ses désirs au-delà de toute limite, faisant de cette ville une ville-pluvier à l’image de Calliclès, l’homme-pluvier. Les grands chefs du Ve siècle sont responsables de cette orientation de sa politique. Loin d’éduquer la cité, ils l’ont corrompue, lui faisant haïr la politique qui aurait pu préserver sa grandeur, et lui faisant aimer la politique qui la conduisait pourtant à sa perte : « Ils ont gorgé la cité de ports, d’arsenaux, de murs, de tributs, et d’autres vanités du même genre », 519a. On sait que Platon est un admirateur de Lacédémone, de ses mœurs austères et de son mépris du luxe. Cette analyse de la décadence d’Athènes par le raffinement excessif de sa civilisation peut faire songer à Rousseau, grand admirateur de Sparte, Sparte qui fournira un modèle idéalisé à la rhétorique de la révolution française. Sparte s’oppose à Athènes comme la ville-vertu à la ville-désir, comme la ville contenue par les hautes montagnes au centre du Péloponnèse à la ville ouverte sur l’infini du commerce et de la puissance, par son port, Le Pirée. Calliclès le comprend bien, qui rétorque à Socrate : « Tu as dû entendre cela dans le parti spartiate, chez les hommes aux oreilles déchirées » (515e). Il faut donc distinguer entre les hommes politiques selon qu’ils éduquent la cité selon le plaisir, ou selon la raison. Le désir est du genre de l’illimité (Philèbe), et sa flatterie par le plaisir provoque une prolifération démesurée qui, comme un cancer, finit par dévorer de l’intérieur la cité elle-même ; la raison définit les limites et ne se laisse pas tenter par le dépassement ni par l’excès. Elle donne la mesure et, par la géométrie que méprise Calliclès (« Tu ne fais pas attention à la géométrie », 508a), définit les lois de l’harmonie et de la proportion. La cité prise de démesure est alors entraînée par le vertige de l’autodestruction, elle est l’auteur, par l’appétit insatiable de richesses, de son propre effondrement. Athènes et Calliclès se ressemblent étrangement, et l’on peut se demander si Calliclès n’est pas dans le Gorgias une sorte de personnification de la décadence d’Athènes. Cette passion suicidaire conduit la cité devenue folle à se retourner contre ceux qui l’ont conduite sur cette voie (tous ont été condamnés — Miltiade ou Périclès — ou frappés d’ostracisme —Thémistocle et Cimon — 516d-e), mais aussi contre ceux qui voudraient l’en détourner et la remettre sur le droit chemin (Socrate).
            Sophistes, qui prétendent enseigner la vertu, rhéteurs, qui se font les spécialistes de la persuasion oratoire, sont également responsables de ce déclin. Calliclès, curieusement, méprise les sophistes (« des hommes qui ne valent rien de rien », 520a), mais se fait un honneur d’être l’élève du grand rhéteur Gorgias, et l’hôte qui l’accueille à Athènes. A ses yeux, les sophistes ne sont que des charlatans, qui se soucient vainement de la vertu ; mais les rhéteurs ne sont pas sans noblesse, puisqu’ils donnent des armes pour le combat politique, qui est la vie vraiment noble. On comprend ainsi qu’aux yeux de Calliclès, le rhéteur Gorgias ne succède pas au sophiste Protagoras, il le dépasse et le réfute.  Cependant, là où Calliclès voit un progrès de la conscience et de la lucidité, Socrate, pour sa part, voit une corruption de la moralité. Certes, rhéteurs et sophistes sont de piètres éducateurs, mais il vaut mieux, à tout prendre, des sophistes qui cherchent la vertu que des rhéteurs qui ne veulent que le pouvoir : « Non, mon cher, entre la sophistique et la rhétorique, tout est pareil, ou presque, ainsi que je le disais à Polos. C’est par erreur que tu trouves l’une des deux choses parfaitement belle, la rhétorique, et que tu méprises l’autre ; au fond, la sophistique l’emporte en beauté sur la rhétorique, comme le pouvoir législatif sur le pouvoir judiciaire et la gymnastique sur la médecine » (520a-b). La sophistique prétend éduquer les âmes saines à la vertu ; la rhétorique donne des armes aux âmes malades qui aspirent à la puissance. L’une et l’autre échouent par leur servilité envers le tyran Dêmos, la sophistique confondant la vertu avec la coutume et le bon usage, la rhétorique avec le goût du pouvoir pour lui-même.
            Socrate termine alors en explicitant les allusions plus ou moins perfides que Calliclès avait faites aux dangers que court le Juste dans une cité devenue injuste. Il évoque d’abord le salaire que réclament les sophistes, évoquant ainsi par contraste le fait que, lui, Socrate, n’a jamais demandé un salaire à ceux pour lesquels il dispensait ses leçons. Lors du procès, il invoquera ce trait pour témoigner de son innocence : « Mes accusateurs, qui accumulent contre moi tous les griefs avec tant d’impudence, n’ont pas pu pousser l’effronterie jusqu’à produire un témoin qui atteste que j’aie jamais demandé ou exigé quelque salaire. C’est que pour attester que je dis vrai, je produis, moi, un témoin que je sais irrécusable : ma pauvreté » (Apologie, 31b-c). Dans le Gorgias (520e), Socrate soutient que celui qui enseigne la vertu et l’honnêteté ne doit pas demander un salaire, puisque l’enseigné, devenu vertueux, aura naturellement le désir de le lui donner : « Ce genre de service est le seul qui donne au bénéficiaire le désir de rendre le bienfait reçu ». Socrate oppose ainsi l’attachement affectueux de ses auditeurs, attachement qui ne s’évalue pas à prix d’argent, aux relations souvent méfiantes ou conflictuelles qui opposent les sophistes à leurs élèves. Mais Socrate va plus loin et semble même prophétiser son procès, s’imaginant jugé « comme un médecin traduit devant un tribunal d’enfants, et contre lequel un confiseur porterait plainte » (521e). Cet innocent serait accusé, selon Socrate, de corrompre (diaphtheirein, 521e et 522b) la jeunesse, et de la mettre à la torture (aporein, 522a et b), par ses remèdes désagréables. On retrouve le premier terme dans l’acte d’accusation (Apologie, 24b), et le second, qu’on traduit souvent par « mettre dans l’embarras », exprime constamment le désarroi qu’inspirent à celui qui répond les questions de Socrate. Platon se plaît donc ici à retourner les termes de l’accusation : ce qu’on reprochait en vérité à Socrate, c’était le bien qu’il faisait à la cité, tel un enfant qui reprocherait à un médecin le médicament amer qui est pourtant seul susceptible de le sauver.
            Ainsi Socrate oppose-t-il, à la noblesse guerrière prônée par Calliclès, une autre noblesse, celle de la sagesse sereine et de l’égalité d’âme. Il y a, selon Platon, un héroïsme de la pensée qui, fermement assurée en son intérieur, ne se laisse pas troubler par les menaces de la misologie : « Car personne n’a peur de la mort en elle-même (auto to apothnêskein, 522e 1), ou alors il faut être incapable de faire le moindre raisonnement (alogistos) et ne pas être vraiment un homme », c’est-à-dire un vivant qui se conduit selon la pensée, et non selon l’imagination ni l’instinct. Dans le Phédon, dialogue tout entier consacré à la mort, Socrate présente la vie du philosophe comme une sorte de défi contre la mort et de pari contre le néant : « c’est un beau risque (kalos kindunos, 114d) », dit Socrate, que de vivre comme si l’âme était immortelle, l’esprit se tenant alors à la seule vérité qu’il aperçoit en son intérieur, sans se laisser troubler par le péril, si grave soit-il : « Ce risque est beau en effet, et dans les croyances de cette sorte il y a comme une incantation qu’il faut se faire à soi-même ». Une incantation en effet, non une démonstration : en ce seuil extrême où chacun est libre de choisir sa vie, on ne trouvera pas le soutien d’une preuve, mais seulement les espérances de la fable, ou les promesses du mythe. C’est ce mythe que Socrate va maintenant raconter, comme un aède récite un poème, comme pour s’exhorter à ne pas reculer tandis que se rapproche le moment du procès.

Le Jugement des morts

            « Écoute, comme on dit, une belle histoire » (523a 1). L’espérance du philosophe commence par « il était une fois ». Socrate ajoutera plus loin : « Bien sûr, il n’y aurait rien d’étonnant à mépriser ce genre d’histoire si en cherchant par-çi, par-là, nous pouvions trouver quelque chose de mieux et de plus vrai » (527a). Le mythe supplée les défaillances de la raison et sert d’auxiliaire à l’éducation : il vise à faire peur aux enfants (le Croquemitaine du Phédon), et ici à convertir, en dernier recours, un Calliclès toujours hostile : « Allons, laisse-toi convaincre par moi...» (527c). Son silence final rend bien hypothétique l’efficacité de cette pédagogie par l’image : on ne connaîtra jamais la réponse de Calliclès à l’ultime interpellation de Socrate : « Car ton raisonnement, Calliclès, est sans aucune valeur » (527e). La philosophie, qui ne veut pourtant entendre que la voix de la raison, qui est l’esprit se ressouvenant de lui-même, accepte donc le mythe, faute de mieux, comme un outil pédagogique. Dans la République (III, 414b sq), Platon, pour attacher les citoyens à leur cité, avance « un pieux et noble mythe », celui de l’autochtonie, qui imagine que les ancêtres sont tous nés de la terre, leur mère. Platon se fait souvent le critique d’Homère, de l’imagination désordonnée des poètes ; il dénonce le mensonge de certains mythes — c’est ainsi qu’ici même, il ne dit rien du meurtre de Cronos par Zeus, légende sacrilège qu’il critique en Rép. III, 377c sq —  mais recourt pourtant lui-même au mythe quand le raisonnement ne sait pas conclure. On sait que le mythe se substitue chez Platon au point aveugle qui éblouit la pensée quand, se ressouvenant d’elle-même, elle s’interroge sur son origine. Or, le Phédon et le Banquet nous l’ont appris, la mort et l’amour, qui délivrent l’âme de la caverne où l’opinion la tient enchaînée et ainsi commencent le travail de la pensée, pas plus que le soleil, ne se peuvent regarder en face. Pour dire l’amour, Diotime, prophétesse, a recours au mythe de la naissance d’Éros ; pour parler de la mort, Socrate termine le Phédon par le mythe grandiose du jugement des morts et de la topographie judiciaire des Enfers (également le mythe d’Er à la fin de La République). Le mythe final du Gorgias s’insère parfaitement dans cette série, et annonce le texte ultérieur du Phédon et de La République.
            Platon n’est pas le premier à inventer le thème du Jugement des morts. Il est constant dans l’art égyptien, dont on sait que Platon était un grand admirateur. Déjà, chez Homère comme chez Hésiode, l’Hadès et le Tartare se situent du côté « sinistre » du couchant, et sont associés au domaine de l’Érèbe, de la pure Ténèbre (Dictionnaire des Mythologies, 1, p. 349), tandis que la « plaine Élysée », et les îles des Bienheureux sont le pays du soleil nocturne, invisible aux vivants, selon Pindare (Thrènes I). Ce partage entre la lumière et les ténèbres figure bien évidemment le partage entre les bons et les méchants dans les tribunaux de l’au-delà. Platon reprend ici cette tradition mythique pour en faire l’allégorie solennelle du Jugement dernier. Platon moralise le mythe et Zeus, qui, selon la tradition, mutilait son père Cronos, est au contraire ici celui qui maintient la loi du père : que les hommes soient jugés au moment de leur mort, et qu’ils aient à rendre compte, devant un tribunal divin, de leur vie. Rien d’étonnant à cela, puisque le mythe cesse avec Platon d’être religieux pour devenir pédagogique, et prend donc le sens d’une fable censée illustrer quelque morale. Le mythe des Enfers n’est-il pas annoncé, dès le début de l’entretien de Socrate avec Calliclès, quand Socrate rapporte que, selon « un homme subtil, Sicilien ou Italien », les plus malheureux des morts « seraient ceux qui, n’ayant pu être initiés, devraient à l’aide d’une écumoire apporter de l’eau dans une passoire percée » (493b) ? On avait alors deviné, dans cette image, une figure du désir insatiable de puissance qui dévore Calliclès. De la même façon, on peut deviner ici une allégorie du jugement que l’âme porte sur elle-même, quand elle sonde sa propre profondeur. Aussi Socrate fait-il appel à la conscience de Calliclès, persuadé qu’il est qu’une âme criminelle ne peut se regarder elle-même en face sans crainte ni tremblement. Ce qui s’invente donc, dans les Enfers platoniciens, c’est le tribunal intérieur de la conscience comme lieu fondateur de la moralité.
            On perçoit ainsi que les thèmes de la conscience morale et du Jugement des morts sont intimement liés. Il n’est pas de justice humaine qui ne soit assurée contre l’erreur judiciaire, ni de verdict humain contre lequel il ne soit pas possible de faire appel. C’est pourquoi la justice des hommes est fondée sur le Droit, qui est relatif à la coutume ainsi qu’à l’Histoire, et non sur la Moralité, dont la loi est « inconditionnée » (Kant). Pourtant, nous pourrions dire, d’une façon toute platonicienne, que la pratique du Droit s’origine dans l’Idée immortelle de la Moralité, puisque le Droit est comme l’ombre portée dans le domaine relatif et changeant de l’opinion, de l’Idée invariable et incorruptible de la Justice. Ce n’est pas du Droit positif (il change avec le méridien) en effet que, selon Platon, nous vient l’idée de la justice, mais de l’Idée même des Lois qui, personnifiées, s’adressent directement au Socrate du Criton, et auxquelles Platon consacrera le dernier de ses dialogues. Le Jugement dernier est donc comme la transposition, dans le miroir de l’au-delà, du tribunal humain qui n’est que l’image bien approximative de ce paradigme immortel. Ce n’est pas en effet du relatif qu’il faut dériver l’inconditionné, mais bien de l’inconditionné, le relatif.
            Le Jugement dernier est le regard de l’âme qui, sondant sa propre intériorité, ne peut manquer de rencontrer sa vérité. Le Jugement des morts se fait donc d’âme à âme, dépouillée du vêtement du corps, la beauté apparente n’étant plus ici qu’un leurre, puisque c’est en l’âme que réside l’être tout entier : « Il faut que les hommes soient jugés nus, dépouillés de tout ce qu’ils ont. C’est pourquoi on doit les juger morts, rien qu’une âme qui regarde une âme (tê psuchê autên tên psuchên theôrounta, 523e) ». On retrouve ici l’image du Premier Alcibiade, celle du miroir spirituel, ou des yeux qui regardent dans les yeux. Mortel, je ne puis jamais savoir si autrui est trompeur, ou s’il dit la vérité ; mais j’ai pourtant l’idée en moi d’un ultime tribunal devant lequel nul ne peut dissimuler ni feindre. Ce lieu métaphysique, où l’âme rencontre son imparable vérité morale, c’est le dialogue platonicien, miroir qui réfléchit un miroir, qui l’invente. Le royaume des Enfers platoniciens, c’est le cercle épuré de la conscience de soi.
            Situation tragique de l’homme engagé dans l’existence, qui le somme de rendre compte à chaque instant de ses actes. L’instance en effet du tribunal suprême ne vaut pas pour le seul dernier jour, mais à chaque instant, puisque à chaque instant la comparution est imminente. La relation de l’homme à sa mort est semblable à celle de l’accusé au tribunal qui l’appelle. C’est dans la pensée de la mort que s’origine le sentiment de la culpabilité, et chacun se sent, lorsqu’il est atteint par la mort de l’un de ses proches, coupable de quelque dette envers celui qui ne pourra plus jamais pardonner. La peine capitale est toujours la peine de mort, et la mort, comme le mythe, porte le châtiment à l’infini en le transposant dans l’irrévocable. Seuls les dieux des Enfers, qui jugent selon la moralité et non selon le droit, peuvent prononcer une peine éternelle, et la peine capitale sera toujours dans le domaine du droit, une sorte d’exception qui en transgresse les limites et ne peut s’accomplir qu’au prix d’un cérémonial qui la transforme en rite. On remarquera qu’ici les trois juges des Enfers (trois est toujours le nombre de la Fatalité) ne prononcent aucun verdict mais se contentent de sonder silencieusement les âmes, « rien qu’une âme qui regarde une âme ». Les juges des morts sont morts eux-mêmes, et ce sont toujours les morts qui jugent les vivants. Non pas les morts, mais notre mort qui, faisant de toute existence une essence, nous somme de comparaître à chaque instant devant le tribunal du Jugement dernier. Autrefois, dans les temps d’innocence, ou d’inconscience — l’âge de Cronos, quand les morts, revêtus de chair, pouvaient dissimuler leur âme devant le divin juge — les hommes connaissaient le jour et l’heure de leur mort ; « or, je viens justement de parler à Prométhée, dit ici Zeus, pour qu’il leur ôte cette connaissance » (523d). Platon se souvient ici d’Eschyle : « Le Coryphée — Mais peut-être as-tu poussé la bonté plus loin encore? Prométhée — Oui, j’ai mis fin aux terreurs que la vue de la mort cause aux mortels. — Quel remède as-tu trouvé à ce mal? — J’ai logé en eux d’aveugles espérances » (v. 247 sq). Toutefois, Platon inverse la signification de cet aveuglement. Selon Eschyle, il s’agit d’un bienfait qui apaise la peur de mourir ; selon Platon, le caractère à la fois nécessaire et imprévisible de la mort n’en affaiblit pas la toute-puissance, mais l’augmente au contraire : à chaque instant la mort est imminente, et l’homme doit accomplir sa vie dans ce risque permanent qui le menace d’un Jugement éternel. Telle est bien la situation du héros tragique : être sommé d’agir sous le regard d’un Dieu spectateur, un tribunal divin, non humain, qui juge irrévocablement, pour toujours. La République s’achève sur un mythe cosmique, celui d’Er le Pamphylien, qui rend compte également du voyage des âmes aux Enfers et du Jugement des Dieux : « Au milieu étaient assis les juges qui, après avoir rendu leur sentence, ordonnaient aux justes de prendre à droite la route qui montait vers le ciel, après leur avoir attaché par devant un écriteau contenant leur jugement ; et aux méchants de prendre à gauche la route descendante, portant eux aussi, mais par derrière, un écriteau où étaient marquées toutes leurs actions » (614c-d). La situation des « méchants » est la situation de l’homme dans l’existence, et en regard de sa mort : il se sait mis en demeure d’accomplir un acte qui ait de la valeur, sans jamais pourtant pouvoir connaître le verdict qui estimera cette valeur à son juste prix. Le chiffre de son destin ne lui tombe pas sous les yeux, il le porte, inscrit dans son dos, sans pouvoir le connaître. Telle est la méconnaissance fondamentale des hommes depuis que Prométhée leur a caché le savoir de leur mort. Telle est la situation tragique d’où naît le sentiment du Jugement dernier.
            La mort, dit Platon, est séparation de l’âme d’avec le corps (524b). Il faut concevoir cette dissociation, non comme une délivrance, mais plutôt comme une purification, c’est-à-dire une mise à nu : le corps est en effet le mensonge de l’âme, la mimique sous laquelle elle dissimule son véritable dessein. Autrui ne m’apparaît que sous la forme de son corps sensible, et l’âme – c’est-à-dire ici la volonté, l’intention qui motive l’action – qui s’apparaît à elle-même, se dérobe aux yeux d’autrui. Les Grecs se représentaient psuchê comme une sorte de principe vital qui animait le corps et en maintenait la cohésion ; Platon l’imagine ici sous la forme d’un corps spirituel, dont la forme est façonnée par les actes dont elles s’est rendue responsable. Séparée du corps, elle conserve cependant les stigmates de ses méfaits ; privée du masque du corps, l’âme ne peut plus cacher sa propre vérité et paraît enfin pour ce qu’elle est. On remarquera que Platon souligne ici la « lacération », ou la « fragmentation » des âmes injustes (524e-525a) : la sagesse, par l’exercice de la réminiscence, fait l’âme une et fidèle à elle-même, tandis que l’injustice est comme une perte d’identité et le démembrement du Soi. En ce sens, les supplices des Enfers ne sont que les allégories, imaginées dans l’au-delà, de la torture du désir qui dévore — ici et maintenant — l’âme assoiffée de Calliclès. On remarquera encore que la sentence ne prend pas seulement en compte l’intention, mais aussi l’importance objective du méfait. C’est ainsi que les hommes politiques (qui semblent aux yeux de Platon particulièrement nombreux dans les Enfers !) sont châtiés plus durement que les simples particuliers, non parce que leur méchanceté est moindre, mais parce leurs exactions sont incomparablement plus grandes (525d-e). La leçon est ici morale (et non juridique : le droit platonicien serait encore intermédiaire entre la sanction du fait et la sanction de l’intention) : la responsabilité croît avec la puissance, et celui qui possède le pouvoir est mis en demeure, plus encore qu’un autre, d’être juste et de s’appliquer à la philosophie. Enfin, on s’en souvient, la justice, dont la rhétorique est la contrefaçon, est comme la médecine de l’âme, et répond selon Platon à une double fonction : la peine est à la fois exemplaire et corrective ; exemplaire, pour que le châtiment éternel serve d’exemple aux autres hommes (525b), corrective parce qu’il peut rétablir la justice dans les âmes dont la méchanceté n’est pas irrécupérable. Cette distinction semble présager la distinction chrétienne, bien que tardive (pas avant la fin du XIIe siècle, voir Jacques Le Goff, La Naissance du Purgatoire), entre l’Enfer et le Purgatoire, qui est le lieu de la purification du crime par le châtiment. En inventant la culpabilité, en fondant sur l’angoisse de mort le mythe d’un tribunal éternel, Platon ne fait pas en effet que prolonger une pensée tragique de la condition humaine ; il moralise la relation de l’homme à sa faute, et prépare ainsi la voie au christianisme, comme les Pères de l’Église ne manqueront pas de le souligner eux-mêmes.