Jacques Darriulat

 

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1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

Philèbe 1

Philèbe 2

Philèbe 3

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Mis en ligne le 3-12-07

Platon
Commentaire du Philèbe

        Lettres Supérieures, lycée Henri-IV, année 1996-97

        Le commentaire de ce dialogue est trop long pour tenir en un seul document. On lira ici une introduction au Philèbe, puis le commentaire du début du dialogue, jusqu'à 23 b (jouissance et conscience). La deuxième partie du commentaire – cliquez dans la marge de gauche sur "Philèbe (suite)" – prolonge la lecture de 23 b (les genres de l'être : l'illimité, la limite, le mélange et la cause) jusqu'à 40 e : l'opposition plaisir vrai / plaisir faux. La troisième et dernière partie du commentaire – cliquez dans la marge de gauche sur "Philèbe (fin)" – va de 41 a (analyse des plaisirs mélangés) jusqu'à la fin du dialogue, qui définit le "mélange" de la vie bienheureuse.

        Table des matières
        Introduction générale
Plan du dialogue
Introduction : le thème du débat, la vie “bonne”
Question de méthode : l’un et le multiple
La vie mixte
Les catégories du mixte
Plaisir et douleur
Vérité ou fausseté du plaisir
Relativité du plaisir et de la douleur
La juste proportion du plaisir vrai
Le parfait mélange de la vie bienheureuse
        COMMENTAIRE DU PHILEBE
Les protagonistes du dialogue
L’un et le multiple
L’analyse dialectique
Le mythe de Prométhée
La distinction des intermédiaires ; L’art combinatoire de Theuth
Jouissance et conscience (to khairein, to phronein)

 

        Introduction générale

            Platon n’a sans doute jamais été platonique, et le Philèbe est sans doute le moins “platonicien” de ses dialogues. Cette correction s'adresse aux interprètes qui identifient Platon aux amis des idées, tels que les présente le Sophiste (246a sq : la gigantomachie des “Amis des Formes” et des “Fils de la Terre”), qui ne veulent que l’immobilité de la perfection et la définition de la forme achevée. Ce n’est pourtant pas l’éloge de cette pureté intelligible, à laquelle on réduit trop souvent l’idéalisme et le prétendu ascétisme platoniciens, qu’on trouvera dans le Philèbe, mais au contraire l’éloge d’un mélange, ou vie mixte, savant dosage de plaisir et de sagesse. A plusieurs reprises, Platon fait ici allusion à la vie parfaite des dieux, qu’il se représente comme une vie neutre et impassible, et qui demeure étrangère au frémissement du plaisir. Cette vie surhumaine, jamais Platon ne la propose en exemple. A l’essor mystique de la dialectique diotimienne, qui finit par se perdre et s’anéantir dans “l’océan du Beau”, à ce qu’on pourrait appeler “le fanatisme de l’intelligible”, Platon oppose dans le Philèbe, la définition d’une mesure, ou d’une proportion proprement humaine. Ni amie des idées, ni amie de la terre, la sagesse platonicienne est intermédiaire et mixte, en un lieu qui définit la mesure et la condition des hommes. Aristote, qui discute le Philèbe aux livres VII et X de l’Éthique à Nicomaque, affirmera contre Platon que la vie des dieux est perpétuelle jouissance, plaisir parfait qui échappe au temps comme au devenir, et qu’il est possible aux hommes, en de brefs instants seulement, il est vrai, de connaître cette béatitude éternelle : “L’homme doit, dans la mesure du possible, s’immortaliser, et tout faire pour vivre selon l’intellect (nous), la partie la plus noble qui est en lui” (Nic. X, 7). Dans le savant dosage qui conclut le Philèbe par la recette de la vie bienheureuse, Platon ne met l’intellect et la sagesse qu’au troisième rang (66b), et il ajoute au cinquième rang les plaisirs purs de la sensation (mais aussi ceux de l’esprit) que ne saurait connaître le dieu d’Aristote qui, pensée de la pensée, est irrévocablement séparé du sensible. C’est ainsi que le Philèbe peut nous aider à renverser l’opposition traditionnelle, héritée du Moyen Age et de la Renaissance, entre Platon et Aristote : à l’inverse des gestes que leur attribue Raphaël au centre de L’École d’Athènes, c’est à Aristote plutôt qu’il conviendrait de montrer le ciel, tant sa morale est tendue vers l’idéal de l’autarcie divine, et à Platon de désigner la terre, tant la connaissance n’a de sens ici que par le retour dans la caverne, et l’établissement d’une résidence qui soit à la mesure des hommes.
            Aux trois dialogues spiritualistes du Banquet, du Phédon et du Phèdre, succèdent des dialogues plus complexes et moins immédiatement séduisants, dont la tâche est de revenir du ciel sur la terre et de construire une cité qui soit à la mesure de l’homme. Il est vrai que la Diotime du Banquet est poète et prophète, mais non philosophe, et qu’il ne faut sans doute pas confondre son enseignement avec celui de Socrate. Il est vrai encore que le Phédon fait de l’immortalité de l’âme l’enjeu d’un pari (“C’est un beau risque, kalos kindunos”, 114c) plutôt que la conclusion d’une démonstration, et que son ascétisme (le corps est le tombeau de l’âme, sôma-sêma) – qui a surtout valeur de consolation pour celui qui va mourir – est peut-être plus proche de la sagesse pythagoricienne (ou orphique), à laquelle le dialogue se réfère explicitement, que de celle de Platon lui-même. Quant au Phèdre, le plus complexe sans doute des trois dialogues, Socrate n’y prend la parole qu’en premier lieu sous le masque de Lysias, en second lieu sous celui de Stésichore ; quand enfin il parle en son nom, ce n’est plus pour entonner le chant poétique de l’âme dans son ascension vers l’intelligible et l’immortel, mais beaucoup plus prosaïquement pour établir les règles d’une poétique platonicienne, dont Aristote se souviendra dans sa Poétique. C’est ainsi que le Phèdre est exactement intermédiaire entre la poésie de l’intelligible qui fait le lyrisme des premiers dialogues, et la complexité dialectique, chaque fois plus grande, des derniers dialogues. La République annonçait ce reflux, révoquant l’enthousiasme du poète, depuis toujours critiqué par Platon (Ion), pour la recherche pénible et souvent fastidieuse. Il ne s’agit pas, bien entendu, seulement d’un changement de style, mais plutôt d’un renversement radical dans l’orientation philosophique. Une longue tradition marque la différence de ces deux manières par l’opposition entre une dialectique “ascendante” et une dialectique “descendante”. Même si l’image est malheureuse, qui évoque le mouvement d’un ascenseur plutôt que la progression de la pensée, il est vrai que les derniers dialogues sont d’autant plus complexes qu’ils s’efforcent de penser la vérité dans son rapport avec le monde humain du devenir, de l’instable, du corruptible et du mixte. C’est bien de ce point de vue que le Philèbe est exemplaire : il s’agit en effet pour Socrate de tracer la limite (to peras) de la vie bienheureuse dans l’indéfini, ou l’illimité (to apeiron) des sensations de plaisir ou de peine, qui n’ont de valeur que relatives. C’est ainsi que Prométhée (16c) sut, du sein de l’indéfini chaos du bruit, extraire les sons purs et distincts des voyelles et des consonnes, de même que le musicien – il se peut que ce soit Orphée, qui n’est pas étranger à notre dialogue – a su distinguer, dans le tumulte de l’origine, les notes qui se succèdent par degrés conjoints selon l’ordre de la gamme. Notre vie, tant qu’elle n’est pas réfléchie par l’esprit, est ainsi cet indéfini du sein duquel le philosophe entreprend ici de définir la juste proportion, ou limite, qui réussit l’équilibre heureux du plaisir et de la sagesse. Le caractère labyrinthique du cheminement dialectique marque alors l’extrême difficulté de cette entreprise. La mystique de la pureté qui anime la poésie du Banquet, du Phédon et du Phèdre n’est ici plus de mise, et doit laisser la place au parcours difficile de l’esprit qui cherche son bien dans la différence infinie du plaisir et du sensible. La complexité du dialogue est à l’image de la situation complexe du sage qui doit trouver son chemin dans l’infinie diversité d’un monde en devenir.
            Chronologiquement, on place le Philèbe (vers 360-350) après le groupe des grands dialogues : le Théétète, le Sophiste et le Politique, qui, comme on le sait, forment un ensemble homogène : tous trois se situent en effet dans l’école du géomètre Théodore et, après les apories du Théétète sur la vraie nature de la science, le Sophiste, qui fait dialoguer Théétète non plus avec Socrate, mais avec un certain étranger venu d’Élée, se donne pour tâche, dès les premières lignes, de définir la nature du sophiste, puis du politique et enfin du philosophe (217a). Le Sophiste et le Politique rempliront les deux premières parties de ce programme, mais on n’a jamais trouvé la moindre trace du dernier dialogue qui devait couronner ce quatuor : le Philosophe. Nous ne saurons donc pas comment Platon se représentait l’ami de la sagesse. Au lieu de ce portrait, le cycle semble se clore, Platon retourne à la forme traditionnelle des dialogues en lesquels Socrate – et non l’Étranger d’Élée, mystérieusement congédié – mène le débat. On sait par ailleurs que c’était une question chez les Anciens que de savoir si Platon, qui est à nos yeux le meilleur représentant de l’idéalisme dogmatique, était ou non sceptique. Moins d’un siècle seulement après la mort de Platon, l’Académie, dont le scolarque est alors Arcésilas, est un foyer du scepticisme antique. C’est ainsi qu’on peut interpréter l’absence du dialogue annoncé, Le Philosophe, comme l’aveu de l’impossibilité où se trouve la philosophie d’accéder à la connaissance suprême, c’est-à-dire à la connaissance d’elle-même. Platon ne nous a-t-il pas prévenu que le soleil, qui éclaire tout, éblouit celui qui le regarde en face? Si le Philèbe succède alors au Politique, il prend en quelque sorte la place du Philosophe absent. Dès lors, la recherche d’un bonheur “mélangé”, bonheur à la mesure de l’homme et non béatitude divine, prend le relais d’un savoir absolu dont l’absence du Philosophe laisse entendre qu’il est hors de notre portée. Autre raison de s’intéresser au Philèbe : la philosophie renonce ici à sa prétention métaphysique (être la science fondamentale que présuppose toute science particulière), et se fait recherche tâtonnante de la vie heureuse.
            “Le Philèbe ou : Du Plaisir ; genre éthique”, ont cru préciser les scoliastes, quand ils ont donné un titre au dialogue de Platon. Que le sage, ou du moins le “philosophe”, s’interroge sur le plaisir, voilà qui est peut-être nouveau. Les sophistes, qui se disaient sages, c’est-à-dire savants, prétendaient sur toutes choses détenir la science, mais ne s’érigeaient pas en “experts du plaisir”. Les questions débattues dans le Philèbe sont, en bien des endroits, fort proches et peut-être directement dérivées de celles qui sont développées dans le Gorgias. Dans ce dialogue aussi, il était question du choix de la vie heureuse, il est vrai resté en suspens entre la vie du pluvier incarnée par l’intempérance passionnelle de Calliclès (494b) et la vie de la pierre incarnée par l’impassible sérénité du sage (492e). L’opposition est ici reprise, entre une vie de plaisir inconscient, semblable à celle d’un poumon marin ou d’une bête marine emprisonnée dans sa coquille (21c) et une vie selon l’intellect (to noein) et la sagesse (to phronein), inaccessible à la douleur comme au plaisir (33b) et à laquelle nous devons préférer selon Platon une vie dans laquelle il y a de la genèse (genesis) et de la destruction (phtora) : 55a. Le débat, dans le Gorgias, portait sur la fin de la vie humaine, et c’est pourquoi Gorgias, maître en rhétorique mais ignorant de la fin que doit servir son art, restait muet. C’est donc le débat avec Calliclès qui se poursuit dans le Philèbe, cherchant la voie moyenne d’une sagesse simplement humaine, entre la bestialité et la divinité, également éloigné du pluvier, qui défèque aussitôt qu’il ingère, et de la pierre, insensible à tout plaisir.
            Par cette recherche de la vie heureuse, par cette méditation sur un plaisir simplement humain, la philosophie platonicienne, de théorétique et contemplative qu’elle était, se fait pratique et morale. C’est l’idée même de la sagesse qui change ici de contenu. Elle était, pour les sophistes, essentiellement savoir : la maîtrise du discours est le savoir du savoir, puisqu’il n’y a pas de connaissance qui puisse triompher sans le secours de l’art oratoire. Platon entreprend alors de ravir aux sophistes cette dignité de la science fondamentale : la rhétorique n’est qu’un outil incapable de discerner le vrai et par conséquent de définir la fin qu’il doit servir. Plus fondamentale donc que la rhétorique est la philosophie, dont la tâche est de penser ce qui est au fondement de toutes les sciences, et, par delà leurs principes, l’acte de l’esprit qui engendre la science, cet acte que Platon nomme réminiscence. Cependant, en définissant ainsi la philosophie comme pensée de l’acte propre qui fait la pensée pensante, Platon en faisait l’activité d’un esprit pur, et la science des purs intelligibles. La nécessité du retour dans la caverne lui fait abandonner ces hauteurs. Il s’agit maintenant, dans le Philèbe comme dans le Gorgias, du choix de la vie selon le Bien (kata to agathon), c’est-à-dire de la vie qui convient à la mesure de l’homme. A la question théorique “Que puis-je savoir?”, succède celle, pratique, “Que dois-je faire?”. La question est esquissée, mais non traitée, dans le Gorgias, dont le véritable sujet est plutôt la confrontation du choix philosophique et de la violence ouverte, qui refuse de dialoguer. Elle est au contraire longuement développée dans le Philèbe. Dans ce dialogue, la philosophie se convertit en art de vivre, et la “chasse de l’être” en chasse au bonheur. Ce tournant est essentiel. A la suite du Philèbe, toute la philosophie de l’Antiquité se fera recherche de la vie heureuse plutôt que fondation de la science. Déjà chez Aristote, qui reprochera à Platon son goût excessif pour les spéculations abstraites, l’éthique et le politique sont des parties essentielles et fondamentales de la sagesse. Cette orientation vers la philosophie morale se fera plus accentuée, jusqu’à devenir pratiquement toute la philosophie, avec les écoles épicurienne et stoïcienne. Nous autres modernes pensons volontiers la philosophie comme doctrines ou systèmes, que nous enchaînons selon les raisons d’un ordre que nous nommons Histoire. Les Anciens demandaient surtout à la philosophie une sagesse capable de nous guider dans la conduite de la vie, et susceptible de nous apporter la sérénité et le bonheur. Cette tâche ne nous est sans doute pas devenue tout à fait étrangère, et la rivalité qui unit et sépare à la fois le psychanalyste et le philosophe le montre assez aujourd’hui. Il reste que le philosophe est pour nous un pur intellectuel plutôt qu’un conseiller pour la vie heureuse. C’était pourtant là le sens de la philosophie antique, et cela depuis le Philèbe, qui joue donc dans cette histoire un rôle essentiel. On peut dire sans exagération que tout ce qui suit Platon jusqu’au triomphe du christianisme, c’est-à-dire jusqu’à Augustin (IV-Ve siècles), dérive directement du Philèbe.
            Ce n’est pas la moindre étrangeté de ce dialogue de Platon que de choisir pour titre le nom de son interlocuteur le moins loquace. Philèbe – dont le nom laisse entendre qu’il aime les jeunes gens (philos hêbês, ami de la jeunesse, de l’adolescence) – est paradoxalement le plus silencieux des interlocuteurs du dialogue qui porte son nom. Dès les premières lignes, Protarque prend sa place pour soutenir sa thèse, que le plaisir est le seul bien. C’est ainsi que Philèbe, par son silence, plus que le défenseur de l’éthique du plaisir, en devient en quelque sorte la personnification même : le plaisir en effet, qui jouit de l’état présent, ne connaît rien de l’inquiétude de la recherche et n’éprouve donc pas le besoin de prendre part au débat. Philèbe n’est peut-être pas si loin d’une vie de plaisir sans conscience, telle la vie végétative d’un poumon marin, donc bien en-deçà du langage et de l’esprit. La recherche socratique, désireuse de connaître la vie bonne et heureuse, s’arrache volontairement à cette béatitude muette, et se met en quête d’un autre bonheur, celui de la vie intelligente et connaissante. Il reste que le silence de Philèbe accompagne, comme une réfutation implicite, la progression laborieuse et souvent difficile du cheminement dialectique. Nous avons vu que le Philèbe rompt avec l’ascétisme traditionnellement attribué à Platon, et qu’il substitue à la purification radicale du Phédon, qui enseigne à recueillir l’âme en elle-même et à la décanter du trouble de la sensation, un mélange bien tempéré qui ne refuse pas les plaisirs sensibles, ou esthétiques. N’allons pas pour autant faire de Platon un philosophe sensualiste. Le mélange qui compose la liqueur de la vie heureuse additionne successivement (et hiérarchiquement), rappelons-le, la mesure (to metron), la proportion (ê summetria, qui est la mesure en accord avec elle-même), l’intellect (noûs), les sciences et les arts (epistêmê, tekhnê) et enfin les plaisirs purs nés de la science ou de la sensation (66a-c). C’est Orphée lui-même, selon Socrate (66c), qui intervient pour mettre un terme à cette série, et interdire qu’on aille chercher d’autres plaisirs, sans doute moins “purs”. C’est donc surtout en tant qu’il est spéculatif, “joie de connaître”, que le plaisir est pour Platon susceptible de s’allier à la sagesse. Il est clair, comme le dialogue le marque en plusieurs passages, que c’est à d’autres plaisirs que songe Philèbe. Que pense donc plus précisément ce Philèbe qui est si présent, tout au long du dialogue, par son silence même? Il y avait déjà, du vivant de Platon, des penseurs plus soucieux de pratique que de théorie, et qui cherchaient le secret du bonheur plutôt que celui de la connaissance. Il y avait par exemple Eudoxe de Cnide astronome, mathématicien, disciple et ami de Platon. “Eudoxe, nous dit Aristote (Nic. I, 12) semble avoir eu raison de prendre la défense du plaisir pour lui décerner le prix de la plus haute excellence : il pensait en effet, que si le plaisir, tout en étant au nombre des biens, n’est jamais pris pour sujet d’éloge, c’était là un signe de sa supériorité sur les choses dont on fait l’éloge, caractère qui appartient aussi à dieu et au bien, en ce qu’ils servent de références pour tout le reste” (Tricot p. 79). Aristote précise ailleurs (Nic. X, 2, Tricot p. 479-480) que la thèse d’Eudoxe était prise au sérieux, non pas à cause de sa force propre, mais parce qu’Eudoxe lui-même était un homme tempérant et sage : “Eudoxe avait, en effet, la réputation d’un homme exceptionnellement tempérant, et par suite on admettait que s’il soutenait cette théorie, ce n’était pas par amour du plaisir, mais parce qu’il en était ainsi dans la réalité”. S’il est possible de percevoir dans le Philèbe des polémiques qui avaient lieu au sein de l’Académie, il est clair que Philèbe, qui ne veut se refuser aucun plaisir, ne représente pas ici Eudoxe. Pour qui son silence parle-t-il donc? On s’accorde à voir en Philèbe le représentant d’un homme étrange, contemporain de Socrate et de Platon, qui faisait du plaisir le suprême bien de cette vie. Il se nommait Aristippe, était originaire de Cyrène (cette origine orientale était pour les Grecs conforme à son goût pour la mollesse et le luxe) et avait écrit divers dialogues, dont un sur Laïs et son miroir (Laïs était une célèbre courtisane de Corinthe qui comptait Aristippe parmi ses amants), un autre sur Poros (s’agit-il du père d’Éros, dont la mère est Pénia, selon l’allégorie du Banquet?), d’autres dialogues encore qui portaient des titres pittoresques (Pour ceux qui lui reprochent d’avoir acheté du vieux vin et des courtisanes, ou bien : Pour ceux qui lui reprochent de bien banqueter). De cette œuvre, il ne nous reste rien. Dans ses Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Diogène Laërce (début du IIIe siècle?) lui consacre une bonne dizaine de pages (livre II, § 65-85 ; les paragraphes 86 à 104 sont consacrés aux disciples d’Aristippe, les « Cyrénaïques » : GF, I, p. 127 sq ; « La Pochothèque », 1999, p. 273 sq) : « Il savait s’adapter au temps, au lieu, aux personnes et répondre de la meilleure façon en toutes circonstances : c’est pourquoi Denys l’estima plus que tous les autres, parce qu’il s’adaptait toujours bien à chaque circonstance imprévue. Il savait jouir du bonheur présent et ne se donnait pas de peine pour jouir de biens qu’il n’avait pas. Diogène l’appelait "le chien royal", car, à l’inverse des cyniques, il ne méprisait pas le luxe des Cours ». Après avoir rapporté quelques anecdotes, Diogène Laërce résume en quelques pages l’enseignement des Cyrénaïques. Ces pages, bien que fragmentaires, sont précieuses, puisqu’elles formulent explicitement ce qu’exprime, dans le dialogue platonicien, la protestation muette de Philèbe.

 

Plan du dialogue

         Introduction : le thème du débat, la vie “bonne”

            Il s’agit de définir quelle est la vie selon le Bien (to agathon) : plaisir ou sagesse, jouissance du corps ou méditation de l’âme. Protarque, se substituant à Philèbe défaillant, défend la première thèse ; Socrate défend la seconde.
            Difficulté de définir le plaisir : il est de formes diverses, et disparates. Il se peut qu’il n’y ait pas un seul plaisir, mais une infinité (12c). Il est vrai, reconnaît encore Socrate, qu’il existe diverses sciences, et que l’unité de la science, ou de la sagesse, est elle-même problématique (14a).

         Question de méthode : l’un et le multiple

            Dès lors, le contenu même de la question – quelle est la vie selon le Bien? – est écarté provisoirement, pour laisser la place à une question de méthode : comment le multiple peut-il se rassembler dans l’unité de l’essence, qui est l’objet de la définition (14c-15c) ?
            La participation de l’un au multiple et la synthèse du multiple dans l’un est au fondement du langage et de la pensée. Sans elles, ni le jugement d’attribution, ni la définition elle-même, ne seraient possibles. Ce que pense ici Platon, c’est la condition de possibilité de la dialectique elle-même : chasse de l’être dans le labyrinthe infini du langage, par distinctions et dichotomies. Penser, selon Platon, c’est enchaîner les raisons et reconstituer les implications et les consécutions du sens : l’homme tient ce pouvoir divin du soleil intelligible qui illumine son intérieur, ce que raconte de façon imagée le vol par Prométhée du feu de l’Olympe (15d-17a).
            C’est ainsi que les sons dans la voix, ou les notes dans l’harmonie, sont divers et pourtant un dans l’unité de la parole signifiante, ou dans la continuité de la mélodie. Il existe donc une certaine parenté entre le dialecticien et le musicien : il faut avoir l’oreille juste pour discerner les rapports harmoniques, comme il faut avoir l’esprit juste pour discerner les unités sémantiques qui distinguent la parole enseignante du simple bavardage, qui articulent le discours doué de sens (et Theuth, 18b, est ici un maître). C’est ainsi que le Philèbe, qui se présente comme une réflexion sur le plaisir, commence en fait par réfléchir la dialectique, c’est-à-dire la philosophie elle-même. Platon met à jour ainsi la contradiction latente qui inaugure le dialogue : penser le plaisir, et non jouir imédiatement, c’est déjà choisir, non le plaisir, mais la sagesse. Philèbe, qui le sait peut-être, choisit, quant à lui, de se taire. Protarque, qui le remplace, se trouve aussitôt entraîné malgré lui dans le labyrinthe infini du dialogue philosophique. Aussi refuse-t-il le piège dialectique pour revenir à la question préliminaire : d’une vie de plaisir et d’une vie de sagesse, laquelle est la meilleure 20a) ?

         La vie mixte

            Demande contradictoire de Protarque : commencer sans connaître les présupposés du commencement. Il faut donc ici un saut : “Certains discours que j’ai entendus en rêve ou éveillé...” (20b), commence alors Socrate. Le thème de la réminiscence effectue, ici comme ailleurs, cette anticipation de l’origine sans laquelle le commencement ne pourrait jamais avoir lieu.
            Socrate pose alors trois modèles de vie : une vie de pur plaisir, que la réflexion de la pensée ne viendrait jamais troubler : vie du poumon marin (21c) ; une vie de pure spéculation, sans plaisir ni douleur : vie de pur esprit, ascétisme désincarné ; une vie mélangée, faite de connaissance et de jouissance, d’intelligence et de plaisir. Cette dernière, de l’aveu même de Protarque (22a), est préférable aux deux autres. Médiate entre l’ange et la bête, elle est la seule qui soit à la mesure de l’homme. Le choix n’est donc plus entre plaisir et sagesse, mais entre les parts respectives de leur mélange. Selon Philèbe, le plaisir doit dominer ; selon Socrate, la sagesse.

         Les catégories du mixte

            Mais le mélange est un être ambigu, à la fois un et multiple, ce qui nous reconduit aux préliminaires tout à l’heure repoussés par Protarque. Penser l’être du mélange suppose une table, certes élémentaire, des catégories de l’être : on posera en premier lieu la contrariété de l’illimitation (to apeiron) du multiple – la diversité des plaisirs – et de la limitation (to peras) de la définition – le recueillement de la sagesse. La troisième catégorie sera celle du mélange, ou de la vie mixte composée, selon une proportion qui nous est encore inconnue, de sagesse et de plaisir. Mais il faut encore une force pour maintenir ensemble ce qui est contraire, que nous appellerons pour le moment la cause du mélange (23cd).
            Ce qui définit alors l’illimité, c’est une variation par degrés à laquelle on ne peut pas assigner de bornes (24a-25a) ; ce qui définit la limitation, c’est la proportion mathématique (25ab) ; c’est cette proportion qui permet de coordonner le multiple dans une seule et même mesure, et de donner ainsi au mélange son unité et sa cohésion (25d sq). Elle est la vraie cause du mélange, principe d’ordre et d’harmonie, source de toute beauté, et par conséquent nature véritable de cette Aphrodite dont Philèbe pourtant ne soupçonnait pas la nature mathématique.
            La question se déplace donc : quelle est la nature de cette proportion idéale qui liera ensemble plaisir et sagesse en un tout harmonieux? Le  plaisir est de l’ordre de l’illimité (28a) ; la cause est de l’ordre de l’intellect, ou de l’esprit : elle est la juste mesure qui fait l’unité du multiple et assure la cohésion de l’univers (28c-30e).

         Plaisir et douleur

            Platon développe alors une théorie du plaisir et de la douleur inspirée en grande partie de la médecine hippocratique : lorsque le vivant ressent l’harmonie, ou la mesure qui le fait un, il éprouve du plaisir ; lorsque, au contraire, cette harmonie se détruit, il fait l’expérience de sa propre désagrégation, et il éprouve alors de la douleur. Ceci vaut tout autant pour le corps que pour l’âme, car l’âme est une par l’acte de la réminiscence, et multiple dans la dispersion de l’oubli (33c-34c).
            Plaisir et douleur définissent les deux pôles, attractifs ou répulsifs, de la vie de désir. Telle est la vie du “philosophe”, non celle du “sage” (sophos), ou celle des dieux qui, parfaits, sont impassibles et ne désirent rien (33b). Le désir est le fait de l’âme, non du corps : l’âme seule en effet peut concevoir ce qui n’est pas, tandis que le corps n’est que ce qu’il est, dans l’état présent de sa constitution (35bd). Le corps est tout entier présent dans la sensation actuelle, seule l’âme, qui a la puissance du non-être (Sophiste), peut se porter au-delà. Cette distorsion de l’âme et du corps conduit à l’ambivalence du plaisir comme de la douleur : je peux souffrir par l’état présent et jouir par le souvenir du plaisir absent (36b). Distorsion, désaccord ou disharmonie : le plaisir peut être faussé, il peut être faux. Comment faut-il donc penser le plaisir faux, ou le plaisir vrai?

         Vérité ou fausseté du plaisir

            Comment faut-il donc juger du plaisir? Une estimation est bien possible, puisque nous avons reconnu que le plaisir, comme la douleur, est susceptible de plus ou de moins. Cependant, la jouissance n’étant que le sentiment qu’on en a, elle ne se rapporte à aucun modèle objectif, elle contient donc sa raison en elle-même, elle est donc toujours vraie.
            Platon établit alors une corrélation entre le plaisir ou la souffrance, et le jugement (37a-41a) : puisque le plaisir est la satisfaction du désir, qui est lui-même le fait de l’âme, il sera vrai ou faux selon le jugement de l’âme désirante : le plaisir vrai est celui qui s’assouvit d’un objet réel, le plaisir faux est celui qui s’assouvit d’un objet imaginaire (confondant par exemple une statue avec un homme, 38d).
            Mais Protarque peut rétorquer que le plaisir, qu’il soit imaginaire ou réel, est toujours vrai en tant que plaisir, et que la “fausseté” du plaisir doit consister en quelque autre vice (41a).

         Relativité du plaisir et de la douleur

            Socrate revient alors au mélange nécessaire du plaisir et de  la douleur dans l’expérience du désir. Nous sommes donc ici dans le domaine du relatif, où plaisir et douleur n’ont  de valeur que proportionnelle. Il faut donc condamner ceux qui identifient le plaisir à l’absence de la douleur : ceux-là sont les vrais ennemis de Philèbe (44b), leur argumentation est morose et leur humeur chagrine (44d). Considérant les plaisirs du corps, il faut au contraire affirmer la liaison nécessaire du plaisir et de la douleur. Cette implication réciproque du plaisir et de la douleur produit des variations infinies d’intensité qui conduisent également à la démence : c’est le cas, quand la douleur domine, du galeux qui gratte ses plaies (46de), quand le plaisir domine, de cet insensé, secoué de “sursauts”, “avec tous les halètements possibles et des cris d’égaré” (47a), étonnante description en termes de pathologie de ce qui est évidemment la jouissance sexuelle. Entre ces deux extrêmes, de jouissance ou de souffrance excessives, la théorie du plaisir doit nécessairement chercher une tempérance, qui est l’équilibre d’une âme bien tempérée.

         La juste proportion du plaisir vrai

            Dans un texte qui est appelé à une longue postérité philosophique, Platon oppose alors la jouissance toujours mêlée de larmes du spectateur des tragédies, à l’égalité d’âme du sage qui se connaît lui-même et, philosophe, désire savoir. Le bonheur du premier est toujours corrompu par l’envie, qui est douleur (48a-50c). Le bonheur du second, qui jouit des proportions immortelles dont la beauté est la manifestation et comme le signe sensible, s’accompagne d’un plaisir né de la mesure et de la juste proportion, qui donne à l’âme son équilibre (51a-e). On doit donc parler d’un plaisir pur, plaisir théorétique que le désir de savoir ne vient pas additionner de souffrance (52a), plaisir supérieur à tout plaisir mêlé, dont l’intensité s’accompagne nécessairement de douleur. C’est ainsi, dit Socrate, qu’un peu de blanc pur est “plus vrai et plus beau que beaucoup de blanc mélangé” (53b).
            Socrate distingue alors le devenir (genesis), qui est le lot des vivants-mortels que nous sommes, de l’essence (ousia), qui est pour chaque chose la forme parfaite et accomplie de son existence. Le plaisir est alors ce devenir qui s’achemine vers la perfection et l’achèvement de l’essence, et qui produit, par la médecine, la santé dans le corps, par l’enseignement, la réminiscence et la richesse intérieure dans l’âme (54a sq).
            Ce bonheur que nous apporte la science sera d’autant plus grand que la science qui nous l’apporte sera plus fondamentale. Plus fondamentale que l’art de persuader de Gorgias (58a), que le grand sophiste disait pourtant principiel et nécessaire pour toutes les connaissances spécialisées, est la philosophie ou dialectique (ê tou dialegesthai dunamis, 57e), qui est aussi “la connaissance de l’être (to on), des choses qui sont (to ontôs), et de ce qui demeure toujours identique à lui-même par nature (to kata tauton aei pephukos), 58a. Ainsi se profile à la fin du dialogue le projet aristotélicien de la métaphysique, science suprême seule capable d’apporter à l’âme désirante des mortels un savoir qui leur procurera un “vrai” plaisir.

         Le parfait mélange de la vie bienheureuse

            Platon conclut alors par le dosage mesuré qui marque la proportion de la vie heureuse, sous le double patronage de Dionysos et d’Héphaïstos (61bc). Il est composé en premier lieu de toutes les sciences, car on ne saurait, sans tomber dans un ascétisme inhumain, se limiter aux seules sciences théorétiques ; en second lieu, des plaisirs vrais et purs, c’est-à-dire ces plaisirs qui sont capables par eux-mêmes de définir leur mesure, selon l’équilibre de la tempérance. La trinité platonicienne de la vie bienheureuse est donc composée de beauté (to kallos) pour le monde sensible, de vérité (ê alêthéia) pour le monde intelligible, et de proportion (ê summétria) qui est la commune mesure du beau comme du vrai (65a).
            Remarquons enfin que, de même que le dialogue semblait avoir commencé avant de commencer, de même il s’achève avant d’être vraiment fini : en effet, “Il reste encore quelques points à débattre”, selon les derniers mots de Protarque (67b).

 

COMMENTAIRE DU PHILEBE

         Les protagonistes du dialogue

            Pas d’introduction : on entre immédiatement, avec Protarque, dans le cœur du dialogue, où s’affrontent d’une part la jouissance, ou la joie (to chairein) et le plaisir (hêdonê) et la plénitude (terpsis ; Terpsichore est la Muse de la danse et du chant), dont on suppose qu’ils concernent l’âme comme le corps, et de l’autre la sagesse (to phronein), la pensée (to noein) et la mémoire (to mémnêsthai), qui sont les vertus de l’âme seule. Opposition qui recoupe celle, générique, développée dans la suite du dialogue, entre l’illimité et le limité, et qui ne dit rien encore du genre mixte ni du mélange. Dans d’autres dialogues (Banquet, Phèdre, Phédon : c’est précisément de ces dialogues que se réclame l’interprétation ascétique du platonisme), l’ouverture est importante car il s’agit de préparer le lecteur à la divulgation d’un enseignement. Le Philèbe, à l’image de la pensée plongée dans l’océan de la différence, qui est ici l’indéfini du plaisir, est recherche plutôt que leçon. C’est pourquoi le dialogue a commencé avant de commencer, et qu’il s’achève avant de finir. Il faut le concevoir comme un fragment nécessairement arbitraire de la recherche toujours inachevée pour les hommes du Souverain Bien. La connaissance du bonheur (bios eudaimôn, 11d) semble ici vouée à une irrémédiable incertitude.
            Socrate lui-même n’échappe pas au risque de la contradiction. Il prend le parti de la sagesse contre Philèbe, qui prend celui du plaisir (11b), mais il devra reconnaître par la suite avec Protarque que la vie heureuse ne saurait être sagesse sans plaisir ni plaisir sans sagesse (21de). Platon décrit donc ici le parcours d’une méditation qui débute sur un ascétisme qu’on lui attribuait peut-être, sur la foi des premiers dialogues, et qui s’oriente vers une sagesse mieux tempérée, moins ennemie du plaisir. C’est sans doute parce que l’opposition du plaisir et de la sagesse, ainsi posée, est trop radicale, que Philèbe se retire dans le silence : Socrate, sage (c’est-à-dire défenseur au début du dialogue d’une sagesse exclusive), reste seul maître de parole, mais sa maîtrise spirituelle refoule le plaisir plutôt qu’elle ne le dépasse, et se condamne ainsi à n’en rien savoir. A Philèbe refoulé, revient l’évidence muette du plaisir : entre ces deux extrêmes, le dialogue est impossible. Il faut donc que Protarque se substitue à Philèbe, et que Socrate lui-même renonce à son purisme intellectuel, qu’il se convertisse à l’éthique du mélange et du mixte. Cependant la certitude silencieuse de Philèbe, selon laquelle la victoire appartiendra toujours au plaisir (12a), accompagne tout le dialogue, comme une ironie insistante et têtue. C’est pourquoi Philèbe ne renonce pas : il reste présent, et peut-être d’autant plus présent qu’il demeure plus silencieux. Il se retire dans le temple d’Aphrodite (“Je prends à témoin la déesse elle-même”, 12b), dont le vrai nom est, selon lui, “plaisir”.

         L’un et le multiple

            C’est donc sous le patronage d’Aphrodite que se place le dialogue. La question porte sur le nom de la déesse, qui servira ici d’appât et d’amorce pour la réflexion : “Pour Aphrodite, c’est du nom qu’elle aimera que je l’invoque à présent” (12c). Le nom du dieu vaut ici pour son attribut, c’est-à-dire pour l’idée qu’il personnifie : les figures du divin sont pour Platon des allégories, ou des mythes, qui donnent à penser et font signe vers l’immortel. C’est en ce sens seulement que Socrate éprouve pour les noms des dieux “une révérence (déos) plus qu’humaine, plus grande que la crainte la plus grande” (12c). Connaître le nom du dieu, c’est connaître le secret qui se représente en lui, sous la forme de l’icône, plutôt que de l’idole. Pas de fétichisme du nom des dieux, et la révérence qu’éprouve Socrate pour le nom d’Aphrodite est philosophique, non idolâtre ni superstitieuse. On trouve en effet chez Platon une véritable théorie du fétichisme linguistique : dans le Cratyle, les noms, dont celui d’Aphrodite, ont une valeur intrinsèque, ou littérale, et non seulement sémantique, ou enseignante : “Quant à Aphrodite, il ne vaut pas la peine de contredire Hésiode [Théog. v. 195-197], et il faut lui accorder que c’est pour être née de l’écume (aphros) qu’elle a été nommée Aphrodite” (Cratyle, 406cd). Socrate conclura que les mots sont par eux-mêmes sans vérité et ne valent que par l’échange dialogué, en tant qu’ils enseignent, et appellent à penser.
            Quelle béatitude se pense donc dans le sourire d’Aphrodite? Le nom ne vaut pas par lui-même, mais seulement par l’idée qu’il invite à penser, et de laquelle il tire son unité. Le nom en effet ne désigne pas la chose, il fait signe vers l’idée simple et commune à laquelle la chose singulière “participe”. La philosophie est dia-lectique, elle opère dans l’élément du logos, elle travaille la chair du langage. C’est ainsi que Phèdre 265e et Politique 287c comparent l’analyse du dialecticien au travail du sacrificateur qui dépèce adroitement les membres de la victime pour le repas du sacrifice. Travail délicat qui cherche la forme de l’idée dans l’ombre du langage, qui doit reconnaître l’intégrité de ce qui est un, et diviser ce qui est multiple. Il se peut que le nom d’Aphrodite ne soit qu’un simulacre qui dissimule une multiplicité disparate (poikilê, 12c) : en ce cas la déesse n’est qu’un fantôme qui se décomposerait comme un songe en une infinité de différences (“notre thème se perdant ainsi et s’anéantissant comme une fable”, 14a), et cela dès que l’esprit, qui ne voit clairement que ce qui est un, s’efforcerait de la saisir. Question fondamentale de la dialectique, que celle de l’un et du multiple : le nom ne vaut qu’en tant qu’il est le signe de l’essence, à laquelle participe une variété indéfinie de phénomènes. A un unique modèle intelligible répond une diversité non dénombrable d’ombres et d’anamorphoses projetées sur la caverne sensible. Penser c’est, selon Platon, non seulement s’élever du multiple vers l’un (Ménon : des vertus à la vertu) mais aussi descendre de l’un vers le multiple (Philèbe : projeter l’ombre de la sagesse, qui est une, sur le plan infiniment différencié des plaisirs). Dialectique analytique et non synthétique qui cherche, dans le labyrinthe du sensible, l’ombre de l’intelligible. On relira à ce propos le texte essentiel du Phèdre, 265c-266c.
            La question est ici celle de l’abîme qui sépare, d’une part, le recueillement intérieur de l’âme dans l’unité de l’idée, d’autre part, la dispersion de l’âme dans la diversité sensible. C’est pourquoi il y a sans doute une différence de nature, et non de degré, entre le plaisir du sage, qui contemple l’intelligible, et le plaisir de l’insensé, dont l’âme est pour ainsi dire comme déchirée et possédée par l’attrait du sensible (12cd). C’est donc surtout en tant qu’il est sensible que le plaisir court le risque de la dispersion. Et c’est pourquoi Socrate avance ici l’exemple des multiples sensibles : la couleur (chrôma) et la figure (schêma, 12e). Platon propose dans le Timée (67c sq) une définition générique, et d’esprit tout à fait matérialiste, de la couleur : le phénomène coloré naît de la fusion du rayon visuel avec le rayon lumineux. Le blanc, comme toutes les autres couleurs, résulte des particules qui se mélangent ; le noir au contraire vient de ce que le rayon visuel – ou “feu intérieur” – ne rencontre pas le rayon lumineux – ou “feu extérieur” – mais la nuit, qui est autre et à laquelle il ne saurait s’unir : aussi s’éteint-il, et l’on cesse d’y voir, “ce qui incite au sommeil” (Timée, 45d sq). Le noir n’est donc pas une couleur, mais plutôt l’absence, et comme l’échec du phénomène chromatique. Quant à la figure, on en trouvera la définition générique en Ménon 76a (“la limite du solide ; peras stereou”), en relation précisément avec la définition de la couleur. Cette définition cependant ne suffit pas à fonder la commensurabilité de toutes les figures entre elles : c’est dans le Ménon en effet que sera démontrée l’incommensurabilité de la diagonale au côté du carré (c’est-à-dire des rationnels et des irrationnels). Il se peut ainsi que l’idée du nombre ne soit qu’un mythe trompeur qui ne dissimule qu’une diversité. Ainsi l’unité définitionnelle ne garantit pas l’homogénéité du genre. La question se pose donc : les plaisirs sont-ils un, ou sont-ils radicalement différents?
            Ils sont, selon Socrate, substantiellement différents, quelques-uns bons, presque tous mauvais. Le “mal” est ici la démesure, le “bien” la juste proportion. Sont mauvais les plaisirs qui sont incapables de trouver en eux-mêmes leur mesure, c’est-à-dire leur unité, et bons ceux qui sont pour eux-mêmes causes d’harmonie et de proportion. Bon et mauvais (agathon, kakon) et non bien et mal. Est bonne l’existence qui est en mesure de poser par elle-même l’unité de son essence, c’est-à-dire l’existence dont la cohésion et la cohérence sont productrices d’unité. Cette affirmation péremptoire, selon laquelle les plaisirs diffèrent par essence, Protarque est non seulement en droit de la refuser, mais aussi de la retourner, comme Socrate lui-même le lui fait remarquer, contre la thèse dont Socrate se faisait le défenseur : la sagesse (ici spéculative, non pratique), est-elle elle-même une ou multiple, connaît-elle le principe qui fait son unité (réminiscence), ou n’est-elle qu’un agrégat de savoir-faire sans commune mesure les uns avec les autres (mnémotechnie)? (14a) Ici encore, on comprend que l’unité n’a pas, aux yeux de Platon, une valeur seulement logique, mais aussi ontologique : elle est ce que saisit la pensée quand elle se recueille en son intériorité, quand elle se fait elle-même une. C’est pourquoi seul l’examen dialectique, qui cultive la réminiscence, et non l’expérience sensible, qui est le maître de Philèbe le Silencieux, peut décider de l’unité du plaisir comme de la sagesse.
            Que la question de l’unité et de la pluralité ait valeur ontologique et non simplement logique – qu’elle porte sur une réalité essentielle, et qu’elle ne soit pas simplement un jeu sur les mots – Socrate prend soin de le marquer aussitôt en se démarquant des jeux éristiques qui semblaient alors à la mode dans les cercles intellectuels : “les étrangetés (tôn thaumastôn, 14d) que tout le monde ressasse au sujet de l’un et du multiple”. Platon fait sans doute allusion à l’école de Mégare dont le chef de file, Euclide, ami de Platon comme de Socrate, mais qui se réclamait aussi de Parménide et de Zénon d’Élée, multipliait les paradoxes logiques comme autant d’armes pour dérouter l’interlocuteur et réduire le dialecticien au silence (1). C’est de cette logique agressive et formelle que Socrate se distingue en 14b : “Car le but de notre dispute n’est assurément pas que ma thèse à moi emporte la victoire, ou toi, la tienne ; c’est au service de la vérité absolue que nous devons militer tous les deux”. On lira un échantillon de ces tours de passe-passe logiques dans l’Euthydème. Les deux frères de l’éristique, Euthydème et Dionysodore, se renvoient la balle au bond et sont aussi habiles  à retourner une proposition – n’importe laquelle – qu’ils sont d’habiles lutteurs dans la palestre (271cd). A propos des paradoxes de l’identité, ils montrent par exemple qu’en apprenant, en devenant savant d’ignorant qu’il était, Clinias devient autre, et que souhaiter qu’il apprenne, c’est donc souhaiter qu’il meure (283b sq). Comment en effet fonder l’identité substantielle du sujet par-delà la variation de ses attributs : “Qu’un soit plusieurs et plusieurs un, c’est en effet une assertion qui stupéfie (thaumaston), et les objections sont faciles contre l’une ou l’autre formule”. Et Protarque renchérit : “Moi, Protarque, unique par nature (ena phusei) je suis cependant plusieurs moi contraires l’un à l’autre” (Philèbe 14cd). Protarque, Clinias sont un et non plusieurs en ce sens que, par le recueillement de la pensée en son intériorité, ils se connaissent eux-même, en tant que chose pensante. Ils sont un parce que la réminiscence les fait un. Seul l’acte de la réminiscence peut saisir l’unité de la substance. C’est pourquoi Euthydème et Dionysodore reprochent à Socrate d’avoir trop de mémoire, et Socrate à eux de n’en avoir pas assez (par ex. 287b).
            Les sophismes des mégariques – auxquels Aristote consacrera tout le traité des Réfutations sophistiques – sont donc apparents et non réels. L’âme a le pouvoir d’apercevoir des réalités intelligibles, ou idéalités, dont l’unité ne saurait être corrompue ni brisée par un devenir, par ex. celui qui conduit de l’ignorance à la science (Clinias apprenant). Ces “monades” (15b 1), dont seul l’esprit peut discerner la forme et la définition, sont “éternellement identiques et soustraites à la naissance comme à la mort” (15b). A la sensation, qui se disperse dans l’infinité phénoménale, Platon oppose la connaissance, qui a seule pouvoir de fonder l’unité de l’essence. Que le plaisir, que la sagesse soient un ou multiples, l’intelligence seule (et Socrate prenait dès le commencement le parti de l’intellect et de la sagesse) est en mesure de le reconnaître, car seule l’intelligence a le pouvoir de se saisir de l’Un. C’est pourquoi Philèbe, qui semble exclure la connaissance comme la sagesse, ne saurait plaider sa propre cause : c’est à l’intellect en effet, non au plaisir, de réfléchir l’essence unique du plaisir. Philèbe est donc pur plaisir, qui craint de le corrompre en l’exposant au trouble de la pensée ; comme le dit Protarque, “il ne faut pas mettre en mouvement celui qui repose couché : mê kinein eu keimenon”.

         L’analyse dialectique

            Il apparaît alors que, pour qu’une connaissance du sensible soit possible, il faut nécessairement qu’il y ait une participation (methexis) du sensible à l’intelligible. En effet, l’intellect ne connaît que ce qu’il saisit un par le regard intérieur de la réminiscence. Pour que le sensible soit connaissable, il faut donc que le multiple matériel puisse se rassembler dans l’unité de l’idée, donc que le multiple participe à l’Un, que le sensible participe à l’Intelligible, et que le devenir (genesis) participe à la fixité, au plus stable (bebaiotaton, 15b). C’est pourquoi Socrate pouvait dire plus haut à Protarque (14b) que le doute qui porte sur l’unité de la science n’est pas de même nature que celui qui porte sur l’unité du plaisir : la science, qui ne considère que l’intelligible, connaît nécessairement l’unité de son objet, puisqu’elle le connaît par la définition (ainsi pour le géomètre, le cercle, quelque soit sa figure,demeure adéquat à son essence) ; mais le plaisir dont Protarque, après Philèbe, se fait le défenseur, est le plaisir sensible qui, inconscient de ce qui le fait un (ainsi pour la vie du poumon marin, qui est toute inconscience), se disperse dans un nombre illimité d’expériences singulières. En ce cas, il serait seulement possible de ressentir ce plaisir, unique et actuel, mais il serait tout à fait impossible de connaître le plaisir, c’est-à-dire son essence, ou son être essentiel. Ce qui justifierait le silence de Philèbe.
            Quel lien la chose sensiblement perçue entretient-elle donc avec l’idée signifiée par le mot qui la désigne? Les apories des Mégariques, auxquelles Socrate faisait à l’instant allusion (14de), posent en effet cette question. Soit, par exemple, l’argument dit du “sorite” : à partir de combien de grains ôtés un tas cesse-t-il d’être un tas? L’argument peut aisément prendre une forme bouffonne : à partir de combien de cheveux tombés un homme commence-t-il d’être chauve? Mais il vaut aussi pour toute réalité en proie au devenir et au changement : à partir de quel dosage un plaisir mêlé de souffrance cesse-t-il d’être un plaisir? (2)
            Pourtant, la question de la participation ne porte pas seulement sur la relation qui unit le sensible à l’intelligible : elle vaut aussi, dans l’intelligible lui-même, pour la relation de prédication, ou d’attribution. Protarque ne retourne-t-il pas, vers la sagesse du pur intellect, la question de l’un et du multiple que Socrate posait au seul plaisir sensible? L’aporie (que Diès traduit par “embarras”) de l’un et du multiple s’introduit au cœur même de la science, dans ce qu’on nomme “le monde des idées”, qui se suffit à lui-même et ne nécessite pas le recours au sensible. Dès lors la thèse de Socrate, qui affirme l’unité de la sagesse, ou de la science, se révèle être tout aussi problématique que celle qui pose l’unité du multiple sensible. En effet, les Idées – concepts définis par l’esprit et non choses aperçues par les sens – s’articulent l’une à l’autre selon le fil du discours démonstratif. L’idée ne peut être saisie que par sa définition (logos), qui la transpose dans la multiplicité de ses attributs. Marquant les degrés de l’ascension de la pensée vers la chose même, Platon dénombre dans la Lettre VII (342b sq) : «Le premier élément, c’est le nom (onoma) ; le second, la définition (logos) ; le troisième, l’image (eidôlon) ; le quatrième la science (épistêmê) ; le cinquième, l’objet de la connaissance, qui est vraiment existant (alêthôs estin on) ». Or, la question de l’un et du multiple se pose dès le passage du premier au second degré. En effet, la définition n’est pas simple tautologie, mais un jugement d’attribution qui lie un sujet unique à ses prédicats multiples par la médiation de la copule, qui a la valeur de l’être. Lettre VII, 342b : « Soit un exemple pour comprendre ma pensée, et appliquez-le à tout. Cercle (kuklos), voilà quelque chose d’exprimé dont le nom est celui même que je viens de prononcer. Deuxièmement, sa définition composée de noms et de verbes : ce dont les extrémités sont à une distance parfaitement égale du centre ». Ainsi le cercle est un, en tant qu’on le considère en lui-même, mais il est multiple, en tant qu’il s’explique par la série de ses attributs. De la même façon, Protarque est un en tant qu’il se rapporte à lui-même, mais il est multiple dans la mesure où il décline sa substance dans la série des attributs ou des qualités que son devenir ou son histoire fait progressivement apparaître. Dans le cas du cercle, la relation de l’un et du multiple n’opère pas entre le sensible et l’intelligible (il n’est pas encore question ni de “l’image”, ni de la “chose réellement existante”), mais au sein même de l’intelligible, ou du moins dans son image la plus exacte, qui est le discours de la science. Cette question est longuement développée dans le dialogue le Sophiste, dont on peut supposer qu’avec le Politique, il précède immédiatement le Philèbe. Sophiste, 251 ab : « Nous énonçons “l’homme”, fait remarquer l’Étranger d’Élée, en lui appliquant de multiples dénominations. Nous lui attribuons couleurs, formes, grandeurs, vices et vertus [...] C’est ainsi pour tous les autres objets : nous ne posons chacun d’eux comme un que pour le dire aussitôt multiple et le désigner par une multiplicité de noms ». Dans ce passage du Sophiste, l’étranger d’Élée remarque que ce paradoxe de l’un et du multiple fait “s’échauffer le zèle de gens d’âge plus que mûr, que la pauvreté de leur bagage intellectuel tient extasiés là-devant” (251c) ; ce sont les mêmes (Euclide de Mégare ou Anthistène le Cynique, selon les commentateurs) qui, selon le Philèbe, font des “oppositions enfantines”, et se moquent des “monstruosités que cette thèse vous contraint d’affirmer, à savoir que l’un est multiple et illimité, et que le multiple n’est qu’un” (14e). On rapporte en effet qu’Euclide de Mégare voulait emprisonner le discours dans le principe d’identité, et que, pour Antisthène, la dialectique n’était d’aucun secours pour la recherche du Souverain Bien, la définition se composant d’éléments qu’il faut encore définir, ou bien d’indéfinissables qu’aucune démonstration ne peut établir (3). C’est aussi pour cette raison que l’Étranger se présente dans le Sophiste, à l’égard de Parménide, comme un “parricide” (patraloia, 241d) (4) : Parménide en effet emprisonnait la vérité dans le cercle fermé de la tautologie (“L’Etre est ; le Non-Etre n’est pas”) et n’acceptait, en fait de connaissance, que la révélation muette et extatique du divin. A cette connaissance révélée et indicible – sinon dans la parole quasi oraculaire du poème – Platon veut opposer le travail dialectique de la définition et du dialogue, la recherche du sens et ce qu’il nomme dans le Phédon “la chasse de l’Etre”. C’est pourquoi, selon la thèse longuement développée dans le Sophiste, le Non-Etre participe à la connaissance dialectique de l’Etre et de la vérité, en tant qu’il est négativité, travail de la contrariété qui conduit à la division des opposés. Entre Platon – ou plutôt cet étranger qui vient curieusement d’Élée – et Parménide, la question est de savoir si le langage démonstratif est capable de connaître le vrai, par la construction de la définition, ou s’il n’est que le véhicule sans vérité de l’opinion, la connaissance étant alors réservée à la contemplation qui garde le silence, ou à la parole sacrée du poète, ou bien, enfin, à la jouissance muette de Philèbe.
            Ce sont ces problèmes qu’évoque ici le Philèbe à propos de la définition du plaisir. “Dès qu’on entreprend de poser l’homme un et le bœuf un, dit Socrate en 15 a [...] le travail passionnant de la division (diairesis) engendre des controverses”. En effet, l’homme n’est pas un, puisqu’il est un animal qui possède la raison, ou bien encore un animal politique (Aristote, Politiques, I). De plus, l’homme et le bœuf ne sont pas deux, mais un, puisque tous deux participent à l’animalité. C’est sur cet exemple précisément qu’Aristote ouvre son traité des Catégories : l’homme et le bœuf sont “synonymes”, (c’est-à-dire espèces d’un même genre) écrit Aristote, car chacun d’eux “réalise l’essence de l’animal” : « Non seulement l’homme et le bœuf sont appelés du nom commun d’animal, mais leur définition est la même, car si on veut rendre compte de ce qu’est la définition de chacun d’eux, en quoi chacun d’eux réalise l’essence de l’animal, c’est la même définition qu’on devra donner ». Il faut donc diviser ce qui est un, ici le genre animal en homme et bête, et par conséquent dissocier l’un dans le multiple ; ou bien encore introduire le “non-être” dans “l’être”, la négation dans l’affirmation : l’homme et la bête sont animaux (le mot grec veut dire “vivants”), mais cependant l’homme n’est pas la bête. Cependant la dichotomie du genre “vivant” entre “homme” et “bête” est elle-même problématique, car il se pourrait bien que la fracture du non-être suive un autre tracé. C’est ainsi que Socrate le jeune, dans le Politique, propose de distinguer l’élevage des hommes (qui serait l’art politique) de celui des bêtes (263c). L’Étranger le reprend, qui voit là quelque vanité de la part de l’homme, qui se met à part et place dans l’autre espèce tout le reste des vivants. C’est ainsi que la grue, selon l’exemple ironique pris par l’Étranger (sans doute parce, dans la fable, la grue se distingue à la fois par sa vanité et sa bêtise), “isolerait d’abord le genre grue pour l’opposer à tous les autres animaux et se glorifier elle-même” (263d) ; et c’est ainsi encore que les Grecs se retranchent du reste du monde, qu’ils qualifient du nom unique de “barbares” (262d). Platon ne reconnaît pas pour légitime cette dernière division (il nous dira plus loin en Philèbe 16a, que le dialecticien “ne ferait même pas grâce à un barbare”), mais il ne nie nullement la différence de nature qui distingue l’espèce humaine de l’espèce animale. Cependant, si les hommes ne sont qu’un troupeau placé sous l’autorité divine d’un roi sacerdotal (selon la première définition qui ouvre le Politique), alors ils ne sont guère différents des bêtes. L’homme ne se distingue de la bête que par le pouvoir qu’il a de penser par lui-même, c’est-à-dire au sein de la communauté enseignante ou assemblée dialogique, qui se gouverne elle-même depuis que le dieu a cessé de gouverner la terre des hommes, et l’a abandonnée à son propre mouvement. Le travail de la division dialectique doit donc suivre avec attention le contour des formes intelligibles, ou idées. C’est ainsi que le non-être est comme le scalpel qui dissèque la chair du langage pour y découper la forme de l’idée que l’intellect recueille dans la multiple unité de la définition.
            Cette anatomie intellectuelle, qui s’efforce de suivre à la trace la circulation du sens dans le réseau illimité du langage, c’est le travail de la dialectique elle-même, dont le philosophe est passionné (“le travail passionnant – spoudê – de la division”, 15a). Jeu dialectique, qui consiste à chercher le parcours de la vérité dans le labyrinthe illimité des mots, jeu plutôt que travail puisqu’il trouve en lui-même sa fin, qui est le “plaisir” de la connaissance, “jeu qui ressemble à un travail, jeu laborieux” selon le mot célèbre du Parménide (137b : “pragmateiôdê paidian paizein” : jouer un jeu laborieux), car ce qui est en jeu, ce n’est pas la simple convention que la règle du jeu formule, mais la vérité elle-même. Les métaphores abondent chez Platon pour désigner ce jeu de piste qui lance l’esprit à la recherche du vrai. Chasse de l’être (Phédon) ou pêche à la torpille (Ménon), ou bien ici chasse au trésor (“Sitôt qu’un jeune y goûte pour la première fois, heureux comme s’il eût découvert un trésor de sagesse, il exulte de plaisir – mot à mot : son plaisir le remplit d’enthousiasme”, 15e), il s’agit, pour l’esprit d’analyse, de trouver la route qui conduit au savoir. Ici comme ailleurs chez Platon, l’image vaut comme un mythe pour la vérité : si le paradigme du récit d’aventure est la chasse au trésor, c’est parce que cette chasse est elle-même le paradigme de tout mythe : celui de la recherche de la vérité. Il n’y a qu’un trésor, celui de la connaissance, dont tous les autres, matériels, ne sont que les images, simulacres ou idoles. Le cheminement du dialogue est alors comme l’itinéraire périlleux de l’aventurier, qui s’écarte des sentiers battus comme des lieux communs. Dans le Phédon, à plusieurs reprises, Platon compare la progression du dialogue à une navigation difficile dans une mer inconnue. Ici c’est une marche sur une route compliquée qui “bien des fois déjà, m’a laissé sans guide et sans issue (aporon)” (16b). Protarque qui, à la suite de Philèbe, veut l’immédiateté du plaisir, est impatienté par le jeu laborieux de la dialectique, qui est la philosophie elle-même, et souhaiterait “une route plus belle” (16b 1). Mais il n’y en a pas d’autre, rétorque Socrate, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’accès direct ni immédiat à la vérité, mais seulement par la médiation du raisonnement et de la démonstration. Au fond, Philèbe a ceci de commun avec les Mégariques comme avec Parménide, qu’il voudrait connaître la béatitude sans passer par le cheminement dialectique, et qu’il voudrait jouir du trésor sans se donner la peine de le chercher. Mais pour Socrate précisément, cette peine est un plaisir, plaisir que la joie de la découverte “enthousiasme” (15e), “puisque tout ce qu’on a pu inventer dans le domaine de l’art, c’est par cette voie qu’on l’a découvert” (16c). Il se peut ainsi que l’éthique du plaisir immédiat, prônée par Philèbe, lui fasse manquer le suprême plaisir, qui est la joie de trouver, c’est-à-dire non pas d’apprendre d’un autre, mais de se ressouvenir par soi-même. Quant à la recherche elle-même, “elle ne cessera jamais, et ne date pas d’aujourd’hui ; elle est en nous comme une disposition de la raison elle-même (pathos tôn logôn), disposition immortelle et qui échappe à la vieillesse” (15d). C’est pourquoi, sans doute, le Philèbe, tout comme la chasse dialectique elle-même, n’a ni vrai commencement ni vraie fin. Le platonisme n’est certes pas un dogmatisme (dans le vocabulaire sceptique, les dogmatikoi sont ceux qui croient avoir trouvé la vérité) mais ce que Sextus nomme un “scepticisme zététique” : “L’école sceptique est appelé chercheuse (ou zététique : zêtêtikê) dans la mesure où sa principale activité est la recherche et l’examen” (5). Sceptique, puisque Platon ne prétend pas détenir le système de la vérité (il déclare au contraire en ignorer le commencement comme la fin), zététique ou mieux encore heuristique (de heuriskô, je trouve, verbe employé ici en 15e 2), car il ne prétend pas non plus la vérité inaccessible, puisque la chasse dialectique s’enthousiasme au contraire du bonheur de la trouvaille.

         Le mythe de Prométhée

            D’où nous vient donc ce don de parole qui fait se réfléchir la vérité sur l’écran des discours? « C’est des dieux qu’est venu aux hommes ce présent (dosis) » (16c). Il convient d’opposer ici deux lectures du mythe de Prométhée, celle de Protagoras et celle de Platon, qui sont toutes deux théories du langage. Dans le dialogue du Protagoras (320c-328d), Platon place dans la bouche du grand sophiste un mythe dont Prométhée est le héros. Les dieux, ayant façonné toutes les races mortelles, ordonnent à Prométhée et à son frère Épiméthée de distribuer à chacune les qualités qui lui conviennent. Épiméthée (“celui qui réfléchit après coup”) se charge seul de la distribution et quand il parvient à l’homme, toutes les facultés ont été données aux autres animaux. L’homme demeure donc “nu, sans chaussure, sans couverture, sans armes” (321c). Pour suppléer à ce défaut, Prométhée ("le Prévoyant") vole dans la forge d’Héphaïstos et auprès d’Athéna, le feu “artiste” sans lequel aucune maîtrise technique n’est possible. Mais les hommes vivent alors dispersés – et ils sont détruits par les animaux – ou bien ils se rassemblent – mais alors ils se massacrent les uns les autres. Zeus, les prenant en pitié, leur donne donc l’art suprême de la science politique et leur envoie, par son messager Hermès, le sentiment du respect, ou de l’honneur (aidôs) et la justice (322c). Tous les hommes ont donc reçu également une part de justice et de vertu politique, et sont donc égaux dans l’assemblée des hommes libres. On comprend que le feu prométhéen est, selon Protagoras, le génie technique qui permet à l’homme de suppléer à son absence de nature. Mais le plus beau don des dieux est la science politique, qui apporte dans les cités l’harmonie (kosmos) et l’amitié (philia, 322c). Ce que les dieux ont donné aux hommes, c’est donc le pouvoir de se donner à eux-mêmes leurs propres attributs. La thèse de Protagoras est conforme à l’optimisme rationaliste du Ve siècle, qui voit triompher l’enseignement des sophistes. Le langage est ici l’instrument de la communication et de l’amitié, grâce auxquelles la cité prend conscience de ce qui fait son unité, et en formule les principes qui ont force de lois. La loi vient remédier à la nudité de la nature. Si l’homme dispose du don de parole, ce n’est donc pas pour connaître le vrai mais pour trouver un lieu commun, qui est la loi qui rassemble. C’est en ce sens que l’homme, c’est-à-dire le citoyen (et non l’individu, comme Socrate affecte de le croire dans le Théétète), est ici la mesure de toutes choses : l’assemblée est souveraine et ne reconnaît d’autre vérité que celle de l’opinion générale, qui s’exprime par l’accord du plus grand nombre. On lira sur ce point le chapitre éclairant consacré à Protagoras dans l’ouvrage d’Eugène Dupréel, Les Sophistes.
            C’est un tout autre Prométhée que Platon évoque dans le Philèbe. Le feu qu’il dérobe aux dieux est celui de l’intellect, et non celui de la forge où travaille l’artisan, il est intelligence théorétique ou spéculative, et non l’intelligence pratique. Ce feu, qui est pure lumière ou soleil intelligible, dont Platon nous dit souvent qu’il est en nous “theia moïra”, comme une part divine, nous permet de discerner une vérité immortelle et plus qu’humaine, qui ne dépend certes pas des suffrages de l’assemblée, mais qui s’impose à nous par un sentiment d’évidence intérieure que Platon nomme “réminiscence”. A l’humanisme politique de Protagoras, qui soumet la vérité à l’accord de l’opinion générale, Platon oppose une discipline dialectique (le discours méticuleux, par questions et réponses brèves de Socrate) qui soumet inversement le discours à la rigueur de la démonstration. Selon Protagoras, la vérité est immanente (donc nécessairement relative et variable) au cercle des interlocuteurs, et le rationalisme sophistique affirme l’autonomie de l’assemblée, toujours souveraine et suprême autorité en fait de vérité ; selon Platon, la vérité est au contraire transcendante  (donc nécessairement absolue et immuable) au lieu commun de l’opinion générale (aussi souligne-t-il le caractère “atopique” de Socrate), et le rationalisme philosophique affirme la nécessité du vrai immortel qui s’impose à l’esprit, et dont l’esprit ne dispose pas, sur le modèle de la rationalité géométrique. Selon Protagoras, le langage est l’outil de la communication qui forge l’amitié entre les hommes ; selon Platon, le langage est parole enseignante qui polémique avec l’idée reçue et contraint l’esprit à toujours progresser vers une vérité qui toujours le dépasse. Aussi n’appartient-il pas aux hommes de fixer la mesure, mais plutôt de se mettre à l’écoute, par l’attention dialectique, d’une mesure dont ils ne sont pas les maîtres : “Or, pour nous, la divinité (o theos) doit être la mesure de toutes choses (metron khrêmatôn), au degré suprême, et beaucoup plus, je pense, que ne l’est, prétend-on, l’homme” (Lois, IV, 716c). Et c’est bien pourquoi, pensant l’art dialectique qui n’a “ni commencement ni fin”, Platon peut bien dire ici (16c) qu’il est un don fait par les dieux aux hommes.
            Aux interprétations sophistiques et philosophiques du mythe de Prométhée, il faudrait ajouter l’interprétation tragique. On sait qu’Eschyle avait consacré une trilogie au mythe de Prométhée, dont ne nous est parvenue que la première partie : Prométhée enchaîné. Le Prométhée d’Eschyle est, en apparence, fort proche de celui de Platon : le feu volé au dieu est, pour le tragique comme pour le philosophe, le feu intelligible de la connaissance, qui vaut pourtant ici, il est vrai, autant pour les sciences théorétiques que pour les sciences pratiques. Dans un long monologue (v. 436-506), Prométhée enchaîné évoque les bienfaits que les hommes lui doivent : « Ils vivaient sous terre, comme les fourmis agiles, au fond de grottes closes au soleil [...] Je leur appris la science ardue des levers et des couchers des astres. Puis ce fut le tour de celles du nombre, la première de toutes, que j’inventai pour eux, ainsi que celle des lettres assemblées, mémoire de toutes choses, labeur qui enfante les arts ». C’est ainsi à Prométhée que les hommes doivent d’être sortis de l’âge des cavernes. Pourtant ces diverses sciences semblent pour Eschyle avoir de valeur moins par elles-mêmes que par la maîtrise technique qu’elles rendent possible. Aussi Prométhée continue-t-il par l’art de domestiquer les animaux, et plus que tout autre le cheval, et l’art de naviguer sur “ces véhicules aux ailes de toiles”. Enfin, il évoque, plus longuement que tous les autres, l’art de la divination, qui déchiffre les “obscurs présages”. Par delà les différences qui les opposent, les Prométhée d’Eschyle et de Platon sont tous deux éducateurs du genre humain. Cependant, pour le tragique, cette éducation se fait contre les dieux : elle n’est possible que par un vol qui lèse les Immortels, et le même geste de Prométhée, qui est bénéfique pour les humains, est rébellion et offense pour les dieux. Selon Eschyle, la cité, seule éducatrice, cultive en l’homme la flamme d’une intelligence d’origine divine. Par elle, l’humain rivalise avec le divin. Le supplice de Prométhée est le châtiment de cette démesure. Et si, parmi les sciences que nous devons au défi prométhéen, l’art divinatoire est celui qui a la part la plus grande, c’est parce qu’il est prudent de s’informer de la volonté des dieux et de prendre garde à ne pas éveiller leur colère. A cette hostilité essentielle de l’humain et du divin, dont Prométhée est en quelque sorte le martyr héroïque, Platon oppose l’amitié du dieu enseignant pour l’âme attentive : un “démon”, Éros fils de Poros et de Pénia, ou Iris, fille de Thaumas, assure, entre l’humain et le divin, le dialogue qui enfante la science. La philosophie surmonte la tension du profane et du sacré qui traverse la scène tragique : le dieu de Platon, qui est la mesure de toutes choses, n’est pas hostile au progrès du savoir ; il en est au contraire l’initiateur et le maître : « Et qu’aucun des Grecs n’aille, par crainte, s’imaginer qu’il ne faut jamais spéculer sur les choses divines quand on est mortel ; il faut penser tout le contraire, à savoir que la divinité ne peut être inintelligente ni ignorer en quelque façon la nature humaine : elle sait qu’instruit par elle l’homme se mettra à sa suite et apprendra ce qu’elle lui enseigne » (Épinomis, 988ab).
            On comprend alors que le prométhéisme platonicien occupe une situation intermédiaire entre sophistique et tragédie. De l’optimisme des sophistes, qui affranchit les hommes de la crainte des dieux et leur donne entière souveraineté sur les cités, Platon retient l’idée que le progrès du savoir ne profane aucun interdit sacré ; contre la terreur tragique, il pose que le divin, tel que la raison le conçoit et non tel que l’imagination se le représente, enseigne et appelle à cultiver la science. Mais contre l’humanisme des sophistes, il pose la transcendance du vrai qui impose sa nécessité à la raison, il affirme que la “mesure” est plus qu’humaine, et que c’est le dieu, et non l’homme, qui enseigne l’homme. Avec Eschyle et à l’inverse de Protagoras, Platon affirme l’origine divine du feu intelligible.
            Pourtant le philosophe, à l’inverse du devin ou du poète, ne saurait apercevoir directement cette lumière “lancée des régions divines par quelque Prométhée” : sa connaissance est “dianoétique”, ou démonstrative, elle n’est pas intuitive ni immédiate. C’est en ce sens que Socrate dit ici que “les Anciens valaient mieux que nous et vivaient plus près des dieux” (16c). Avant que ne commence l’âge de la raison, que les sophistes ont inauguré, le savoir était révélation et il suffisait, pour connaître la vérité, d’écouter la parole oraculaire. Phèdre, 275bc : « Mon ami, les prêtres du temple de Zeus à Dodone ont affirmé que c’est d’un chêne que sortirent les premières divinations. Les gens de ce temps-là, qui n’étaient pas savants comme vous, jeunes gens, écoutaient fort bien dans leur simplicité un chêne ou une pierre, si le chêne ou la pierre disaient la vérité ». Ce temps est révolu avec le rationalisme sophistique, et il faut que les oracles se taisent pour que commence la philosophie. C’est pourquoi le mythe platonicien ne vaut plus par lui-même, comme “parole d’Évangile”, mais seulement par l’interprétation que la réflexion peut en donner. La connaissance, privée de l’immédiateté de l’intuition divinatrice, doit donc passer par les “intermédiaires” (ta mesa, 17a) de la démonstration, c’est-à-dire par cet enchaînement de définitions qui fait le discours démonstratif, ou syllogisme. Le sophiste, qui fait souvent l’éloge des poètes et se donne volontiers l’air inspiré du devin, cherche à éblouir et à séduire plutôt qu’à démontrer : « Quant aux intermédiaires, ils les ignorent, alors que les respecter est ce qui distingue, en nos discussions, la manière dialectique de la manière éristique » (17a) (6). A la rhétorique, art de la persuasion fondé sur le sentiment, Platon oppose la dialectique, qui enchaîne ses raisons selon l’ordre de la démonstration, sur le modèle du discours du géomètre. “Ne pas négliger les intermédiaires”, c’est là ce qui détermine Socrate à progresser précautionneusement, par réponses et questions brèves, et à refuser la tirade de l’orateur, qui convainc non par la rigueur de la raison, mais par l’enthousiasme du sentiment.

         La distinction des intermédiaires ; L’art combinatoire de Theuth

            Connaître, c’est alors pour Platon effectuer un double travail d’analyse (distinguer les essences, “laisser chacune des unités de cet ensemble se disperser dans l’illimité, eis to apeiron”, 16e), et de synthèse (composer et rassembler les attributs dans l’enchaînement de la définition, “chercher en chaque cas une forme unique, mia idea”, 16d). La dialectique est une opération de tissage qui s’accomplit dans l’intelligible. C’est ainsi que dans Le Politique, cherchant dans le visible un mythe qui représente à l’imagination l’art de gouverner les cités, Platon propose l’art du tissage (à partir de 279b) qui se compose, selon l’Étranger d’Élée de l’art d’assembler (tekhnê sugkritikê) et de l’art de séparer (tekhnê diakritikê) – 282b. Les fils verticaux de la chaîne réfléchissent le lien qui va du mortel à l’immortel, et du sensible à l’intelligible ; les fils horizontaux de la trame articulent entre elles les idées selon le fil de la démonstration. “Tisser, énonce l’Étranger, c’est en somme faire un entrelacement (sumplokê)”, 281a. De même, dans Le Sophiste, après avoir établi la fonction de la négativité dans le progrès dialectique, l’Étranger avance que “c’est par l’entrelacement (sumplokê) des formes les unes avec les autres que le discours nous est né : dia tên allêlôn tôn eidôn sumplokên o logos gegonen êmin” (259e). Tous ces textes ne font que méditer et approfondir la définition de la méthode dialectique que donne Platon dans le Phèdre, en l’opposant au délire divin du poète : “Ramener à une seule idée (eis mian idean), par une vision d’ensemble, ce qui est dispersé en plusieurs endroits, pour faire voir clairement, par la définition de chacune de ces unités, le sujet qu’on veut enseigner [...] En retour, être capable de diviser selon les espèces (kat’ eidê), en suivant les articulations naturelles, en tâchant de ne rien casser, comme le ferait un dépeceur maladroit (kakos mageiros)”, 265de.
            Dans Le Politique, à l’image du métier à tisser intelligible succède immédiatement une réflexion sur la juste mesure, et la science qui est censé l’évaluer, soit : la métrétique (283d 1). De même dans le Philèbe, à la définition de la dialectique comme articulation et imbrication de l’un et du multiple, fait suite une réflexion sur la détermination des intervalles et des intermédiaires. Pour que le tissu du logos soit bien tressé, il faut que l’intervalle qui sépare les fils de chaîne ne soit ni trop large – le tissu serait lâche – ni trop étroit – le tissu serait trop dense et feutré. C’est ainsi que les phonèmes (il est en effet question ici de la voix plutôt que de l’écriture, et “gramma” – 17b – désigne aussi le signe de l’accent et parfois même la note de musique) distinguent, dans la continuité informe du bruit, les unités dont la combinaison produit l’infinité du discours. Le “grammairien” (17b) n’est donc pas ici le savant qui connaît la structure d’une langue déjà constituée, mais plutôt celui qui connaît le rythme et la proportion de l’émergence de la parole articulée depuis l’insignifiance du grognement animal. La linguistique platonicienne est dynamique et non statique, elle pense la mesure du discours en train de naître et non la structure de la langue telle qu’on la parle. La musique, comme le discours, réussissent la synthèse du mouvement et de l’immobilité, du flux et de la forme : chaque unité est reconnaissable par elle-même, et pourtant toutes n’ont de sens que par la “raison” qui les enchaîne dans le syntagme. Le repérage des justes intervalles rend ainsi possible l’harmonie d’une sorte de “danse” de l’intellect, “qu’imite”, dans le monde visible, la danse du corps (Platon fait ici allusion aux mouvements du corps, “kinêsis tou sômatos”, 17d), par “ruthmos kai metron”, par rythme et par mesure (17d) (7). Ainsi s’engendre la phrase musicale, prenant conscience du rythme qui la porte. Ce n’est pas la première fois que Platon compare l’enchaînement dialectique au développement musical, et on se souvient que le Socrate du Phédon, emprisonné et attendant la mort, ne sait rien de plus urgent que d’apprendre la musique et de composer un hymne à Apollon. On sait en outre combien la musique (qui désigne en grec tout art inspiré par les Muses) joue un rôle important dans l’éducation des jeunes Grecs (8). A tel point que “mousikos anêr” ne désigne pas en grec un musicien, mais plus généralement un homme cultivé. Platon, Les Lois, II, 653e sq : « Les autres animaux n’ont pas le sens de l’ordre (taxis) et du désordre dans leurs mouvements, de ce qu’on appelle rythme et harmonie ; mais à nous, les dieux dont nous avons dit qu’ils nous avaient été donnés pour partager nos fêtes, ces mêmes dieux nous ont donné un sens du rythme et de l’harmonie accompagné de plaisir (hêdonê), par lequel ils nous mettent en mouvement en se faisant nos chorèges, en nous entrelaçant (suneirein) les uns aux autres pour des chants et des danses ; et ils ont appelé cela des chœurs (choros), du nom de la joie (chara) qu’on y ressent ». Et l’Athénien ajoute (654ab) : « Pour nous, celui qui ne sait pas tenir sa place dans un chœur – qui signifie l’ensemble de la danse et du chant – est sans éducation : achoreutos apaideutos ».
            Remarquons enfin que Platon nomme ici le maître de danse qui a su donner la mesure aux figures de l’intelligible : « Une tradition égyptienne raconte que Theuth fut le premier à percevoir, dans l’illimité de la voix (phônê apeirôn), les voyelles [...] et les muettes (aphtogga, c’est-à-dire les consonnes) » (18bc). L’Égypte est toujours pour les Grecs le pays de l’origine, et il ne faut pas s’étonner si, pensant la naissance du discours articulé, Platon se réfère naturellement aux légendes égyptiennes. Il n’y a que deux occurrences de la figure de Theuth dans l’œuvre de Platon : celle du Philèbe et celle du Phèdre (274c sq). Ce début du Philèbe est en effet proche du Phèdre, et de la définition de la méthode dialectique comme un art d’analyse et de synthèse (Phèdre, 265e sq). On peut dire que, pour Platon, Theuth est la personnification du génie combinatoire : « C’est lui qui, le premier, découvrit la science du nombre avec le calcul, la géométrie et l’astronomie, le trictrac et les dés, et enfin les caractères de l’écriture (ta grammata, 274d) ». Le Theuth platonicien construit des structures intelligibles, des systèmes cohérents. Il est un nom générique auquel Platon recourt pour désigner ce qu’on pourrait nommer les logiques maïeutiques – donc productrices de concepts – et non les logiques formelles, qui ne définissent qu’un cadre contraignant et stérilisant pour la pensée. Le projet leibnizien d’un “art d’inventer “ (Ars inveniendi), ou “art combinatoire” (Ars Combinatoria), qui permettrait de construire des “tables d’harmonie”, c’est-à-dire des rapports d’analogie et de continuité entre des idées en apparence diverses, n’est pas étranger à Platon : Theuth incarne cette espérance, lui qui sait discerner les quelques sonorités simples dont la composition, selon le rythme et la mesure, engendrent l’infinité des discours doués de sens. Puisque Platon fait de Theuth un grammairien, précisons que sa grammaire est “générative” et non simplement structurale. Et ajoutons qu’il s’agit bien ici de “logique”, et non de cosmologie : la comparaison de la dialectique et de la musique pourrait en effet faire songer aux théories pythagoriciennes qui réfèrent la beauté de l’univers à l’harmonie des proportions musicales (Leibniz lui-même n’est pas étranger à la tradition pythagoricienne, qui connaît un renouveau avec le néoplatonisme de la fin du XVe siècle, renouveau qui se prolonge jusqu’au XVIIe siècle, et peut-être au-delà). Platon n’est pourtant pas plus pythagoricien que Theuth n’est Pythagore. La découverte des irrationnels à la fin du Ve siècle BC a définitivement brisé le cadre de l’arithmétique de proportion (fondée sur les seuls entiers ou fractionnaires) qui était celle des pythagoriciens (9). Elle a, aux yeux de Platon, rendu son autonomie au monde intelligible : les idéalités mathématiques ne sont pas les secrètes proportions de la beauté visible, elles sont de pures définitions qui valent par leur enchaînement dans la démonstration. Ce que cherche ici Platon, ce n’est pas la proportion de toute harmonie, mais plutôt une logique maïeutique qui donnerait un fondement à la théorie de la connaissance. C’est pourquoi, quelques paragraphes plus loin, Platon proposera une véritable “table des catégories”, qui vise à penser la connexion des idées et leur entrelacement dans la définition, et nullement à donner une formule pour un quelconque nombre d’or.
            On remarquera enfin que la figure de Theuth se modifie en passant du Phèdre au Philèbe. Dans le Phèdre, Theuth est un dieu subalterne, le scribe divin que les Égyptiens représentaient sous la forme d’un singe. L’écriture n’est que le simulacre de la parole vive, seule enseignante, de même que la mémoire livresque n’est que la contrefaçon de la réminiscence. Jacques Derrida a écrit sur ce thème une fort belle étude, intitulée « La Pharmacie de Platon ». Elle conduit à penser avec Platon l’échec de toute représentation mimétique, nécessairement dégradée en regard de l’original. L’origine, l’éblouissement solaire du face à face, est indicible, et tout discours s’épuise à dire cet éclat de la transcendance. Cette interprétation est somme toute conforme au néoplatonisme florentin du XVe siècle, ainsi qu’à l’interprétation de Plotin transmise par l’augustinisme à la philosophie médiévale. Seul Thamous, roi divin qui incarne le soleil intelligible, est vrai dieu ; Theuth, qui n’est que l’imitateur d’une révélation plus originaire, n’est qu’un dieu déchu.
            Il n’en va pas de même dans le Philèbe. Theuth n’est plus ici le second d’un principe qui lui serait supérieur, il est le premier qui a su sculpter (Sophronisque, père de Socrate, était sculpteur), dans la masse informe du bruit, la forme intelligible de la voix. Il n’est plus l’imitateur simiesque d’un original transcendant, il est le véritable créateur d’une dialectique maïeutique qui divise et rassemble, entrelace et sépare. C’est surtout avec les dialogues de la fin que Platon s’affranchit tout à fait de cette mystique de l’indicible à laquelle on a voulu trop souvent réduire sa philosophie. Le multiple selon Theuth n’est pas la dispersion en laquelle déchoit l’unité de l’intelligible, mais l’articulation par laquelle prend forme la parole signifiante. Il importe alors de distinguer deux sens de l’apeiron, rigoureusement contraires, et dont l’un est positif, l’autre négatif. En un sens négatif, l’illimité est l’informe dépourvu de sens, le bruit inintelligible, le chaos ou tohu-bohu de l’origine que n’a pas encore différencié la parole signifiante. Mais en un sens positif, l’apeiron est l’infinité que la puissance maïeutique du discours articulé engendre, la théorie des théorèmes ou défilé des idées qui s’enchaînent selon le développement de la démonstration : « Elle ne peut pas plus avoir de fin qu’elle n’a eu de commencement ; c’est au contraire, à mon avis, quelque chose d’immortel et d’invieillissable, inhérent à l’essence même du discours » (Philèbe, 15d). Texte important : c’est peut-être la première fois, dans ce début du Philèbe, que le mot grec “apeiron” – ni commencement ni fin – n’est pas chargé d’une valeur négative.
            Il est possible de deviner ici l’annonce d’une critique du pur plaisir. Dans le Gorgias, en 465d, Socrate montre comment la sophistique, simulacre (eidôlon) de la législation, et la rhétorique, simulacre de la justice, mêlent le vrai avec le faux et confondent ce que l’analyse dialectique avait patiemment distingué. Et Socrate évoque à ce propos les premiers mots de l’ouvrage d’Anaxagore évoquant le chaos antérieur à sa mise en ordre par l’esprit, et selon lesquels « toutes les choses étaient confondues pêle-mêle ». Or, la faute de cette confusion revient clairement au plaisir : si le simulacre réussit à se faire passer pour le modèle, et la contrefaçon pour l’authentique, c’est parce qu’ils charment et savent plaire, parce qu’ils persuadent sans démontrer, qu’ils inspirent la “croyance” (pistis) mais qu’ils n’enseignent pas la science (epistêmê, 454d). C’est ainsi que la flatterie (kolakeia) du plaisir travestit le faux sous l’apparence de la vérité, et suscite l’illusion : « Du bien, la flatterie n’a nul souci, mais elle captive par le plaisir et tend un piège à la sottise (anoia) » (464d). La différenciation savante dont Theuth est le maître, et qui rend possible la parole articulée, œuvre de l’intellect selon Anaxagore (que le Socrate du Phédon dit avoir admiré pendant sa jeunesse) est donc comme anéantie par l’impatience du plaisir qui, désirant la jouissance immédiate, manque les différences et tombe dans la confusion. Si la grammaire générative de Theuth est seule capable de discerner les différences, alors le plaisir prôné par Philèbe s’ensevelit dans l’indifférence et l’inconscience de l’origine, en ce chaos où sommeille encore la vie végétative du poumon marin.

        Jouissance et conscience (to khairein, to phronein)

            Le jeu dialectique – que Platon compare souvent au jeu du trictrac (en grec “pesseia” ou “petteia”) – vaut alors par lui-même, par sa fécondité propre, et non par sa fidélité à un modèle transcendant, ou paradigme divin. Et de même que le plaisir du jeu n’a d’autre fin que lui-même, de même l’exercice dialectique trouve en lui-même sa propre fin, et le plaisir qui lui est propre. Résumant plus loin l’opposition de Socrate à Philèbe, Protarque placera du côté de son maître silencieux la trinité du plaisir (hêdonê), de la jouissance ou de la plénitude (terpsis) et de la joie (khara) : 19c. Mais il est un plaisir intellectuel que Philèbe, qui prend le parti de l’inconscience et refuse d’entrer dans le jeu dialectique, ne connaîtra jamais. Pour ce qui est de terpsis, on en retrouve le nom dans Terpsichore, qui est la muse de la danse et du chant qui sont, comme nous venons de l’apprendre, les images visibles du discours intelligible, et de sa méthode. Quant à “khara”, “la joie”, on sait que l’Athénien des Lois rapproche le mot de “khoros”, le chœur qui enchaîne chants et danses, de même que le discours rationnel enchaîne les sons dans les mots, les mots dans la définition et les définitions dans la démonstration. En refusant, d’entrée de jeu, l’invitation dialectique, Philèbe s’interdit donc de connaître un plaisir, une plénitude et une joie.
            On l’a vu : Philèbe muet n’est pas sans évoquer la contemplation extatique et silencieuse de ceux qui placent la vérité au-delà de la portée du discours et de ses définitions. Comme Philèbe, Euclide de Mégare refusait la dialectique : « Il appuyait ses démonstrations, non pas sur les prémisses, mais sur la conclusion du syllogisme » (Diogène Laërce, GF, I, p. 142). Ce qui signifie que, se désintéressant des “intermédiaires”, il affirmait la conclusion en faisant appel à l’intuition et sans passer par la médiation d’un raisonnement. « Il démontrait que le Bien est unique, malgré le grand nombre de noms dont on le nomme : prudence, dieu, raison, etc » (GF, I, p. 142). Il faut sans doute comprendre que, pour Euclide, toute définition est vaine, que le Bien est le Bien, et que tout le reste n’est que verbiage inutile. De la même façon, Philèbe dirait sans doute que le plaisir est le plaisir, et qu’il n’est pas besoin d’en dire davantage. Quant à Antisthène, « il affirmait que la vertu consiste dans l’action et non pas dans les paroles ni dans les doctrines » (GF, II, p. 10). Le bien est le Bien, la vertu est la vertu, le plaisir est le plaisir. On sait de plus le lien qui unit les Mégariques à l’enseignement de Parménide. Or, Parménide plaçait lui aussi son dieu, “l’Etre”, hors d’atteinte du discours, comme une idole sans vie qu’aucune négativité ne vient animer : « Nous laisserons-nous si facilement convaincre, demande l’Étranger d’Élée quelques pages après la décision du parricide, que le mouvement, la vie, l’âme, la pensée, n’ont réellement point de place au sein de l’être universel, qu’il ne vit ni ne pense et que, solennel et sacré, vide d’intellect, il reste là, planté, sans pouvoir bouger? » (Sophiste, 248e-249a). Le plaisir est à Philèbe ce que l’Etre est à Parménide : une idole muette, sans intelligence, solennelle et sacrée, inaccessible à la recherche dialectique. Pourtant, par ce parti-pris de l’anti-intellectualisme, Philèbe s’interdit le plaisir dialectique ; il ne sait donc pas ce qu’il manque, ce qui lui manque (le plaisir, précisément, de “savoir”), et ne connaît donc pas le plaisir pour la cause duquel il prétend pourtant militer.
            On a dit assez, depuis Plotin, que la théorie platonicienne de la connaissance gravite autour d’un point aveugle, sommet et terme extrême de l’ascension dialectique, ce soleil intelligible qui éblouit le délivré qui le regarde en face. Sur ce thème, Derrida construit son étude, dénombrant les divers substituts ou simulacres par lesquels l’intelligence humaine supplée au défaut de l’épiphanie, ou parousie du divin, tels l’écriture dont le Theuth du Phèdre est l’inventeur. Mais on pourrait dire tout aussi bien qu’il existe un soleil sensible, un point d’aveuglement de la conscience, symétrique et inverse de celui occupé par le soleil intelligible : la jouissance occulte la pensée, elle éclipse l’esprit dans une plénitude animale, dont la béatitude du poumon marin fournit ici le paradigme. Philèbe qui, dans la dramaturgie du dialogue, assume le rôle de la pure jouissance, se retranche aussi du champ de la parole et se met en dehors du jeu dialectique : Socrate s’adresse à l’esprit doué de raison, non au poumon marin. Par où l’on aperçoit le lien entre l’acmé du plaisir et la mort même, le sujet, qui se constitue par l’acte réflexif du “connais-toi toi-même”, s’anéantissant dans le sommeil de la jouissance. Ainsi peut-on transposer au plaisir absolu, ici incarné par Philèbe, ce qu’Épicure dira de la mort dans la Lettre à Ménécée : « La mort n’est rien par rapport à nous (o thanatos outhen pros êmas) puisque, quand nous sommes, la mort n’est pas là (o thanatos ou parestin), et quand la mort est là, nous ne sommes plus » (§ 125). Que vaut donc le plaisir si le sujet – qui se connaît par un acte de conscience – est paradoxalement absent quand il l’éprouve absolument, sans “conscience” (phronein, 21a), sans savoir (gnômê, agnoein, 21b), sans mémoire (mnêmê, 21c 1), sans opinion véritable (alêthê doxazein, 21c)? On comprend ici que l’impératif apollinien de la philosophie – “Connais-toi toi-même” – exclut d’entrée de jeu l’absolu du plaisir. Il semble bien en effet qu’introduire la conscience au sein de la plénitude du plaisir, ce soit en troubler la béatitude. Aussi Socrate évoque-t-il en 23b 1 cette hypothèse qui tend à « chagriner le plaisir, lupein hêdonên », demandant à Protarque s’il accepte de l’envisager. Il faut comprendre qu’à cette question, Philèbe, qui est, nous le comprenons maintenant, une sorte de mystique de la jouissance, aurait répondu par la négative. Mais Protarque, qui ne veut pas lâcher Socrate avant que l’examen dialectique ne soit parvenu à son terme (23b), qui se fait l’avocat du plaisir sans pour autant renoncer à la conscience de soi, n’hésite pas à courir le risque d’attrister le plaisir en l’élevant à la conscience de lui-même.
            Dès lors, ce que Socrate avance comme s’il le tenait d’un rêve ou d’une révélation intérieure (“Certains discours que j’ai entendus jadis, en rêve ou éveillé, me reviennent à cette heure...”, 20b) se relie en vérité rigoureusement à ce qui précède, puisqu’il existe un plaisir mêlé de conscience, celui qui participe de l’exercice dialectique, qui n’est pas étranger à la vie de l’intelligence. L’antinomie posée d’abord du plaisir (hêdonê) et de la sagesse (to phronein), de la jouissance (terpsis) et de l’intellect (to noein) – 11b – est donc illusoire : dans le jeu dialectique se mêlent et se confondent plaisir et sagesse, jouissance et intelligence. Il est vrai que Philèbe ne peut connaître ce dépassement, lui qui fait le sourd et demeure résolument en dehors de la chasse dialectique, s’en tenant au bonheur inconscient « d’un poumon marin ou de toute bête marine emprisonnée dans sa coquille », image de l’autisme obstiné en lequel Philèbe s’enferme volontairement (21c). Protarque, qui se distingue de Philèbe en ce qu’il accepte de penser avec Socrate l’essence du plaisir, repousse la béatitude du poumon marin. Ce refus est argumenté, et non arbitraire : le plaisir sans conscience est un plaisir incomplet, puisqu’il existe un plaisir propre de la conscience et de la connaissance. Le plaisir n’est pas seulement, comme semble le penser Philèbe, l’ensevelissement inconscient dans le présent de la vie sensible, il existe encore un plaisir spécifique inspiré par le jeu dialectique, une jouissance propre à l’exercice de la conscience de soi. C’est donc que la conscience et la jouissance ne sont pas contradictoires, puisque toutes deux participent également au genre du plaisir. Reste à connaître la proportion de ce mélange.
            Qu’en est-il alors de l’autre terme de la fausse antinomie? Si le plaisir pur n’est pas désirable, que faut-il penser de l’intelligence pure? Un savoir absolu, mais dépourvu de plaisir, ajoute aussitôt Socrate, n’est pas davantage désirable (21de) : « posséder en toutes choses toute la sagesse, l’intelligence, la science et la mémoire, qu’on peut posséder ». En effet, s’il existe un plaisir et une joie propres à la chasse au trésor dialectique, alors un dieu omniscient et parfait ne saurait connaître ce plaisir : celui qui sait tout n’a rien à chercher. Aussi Socrate précise-t-il que « l’intellect véritable et divin est tout autre que l’intellect humain » (22c). On dira, selon le symbolisme du Banquet, qu’un dieu connaît sans doute la saveur du nectar, mais qu’il ignore l’ivresse du vin. Le sujet s’anéantit également dans le savoir absolu et dans la jouissance inconsciente. Sa vie est comme limitée par ces deux extases qui se redoublent en miroir. Le Philèbe, qui se lance à la poursuite d’une sagesse médiane et non extrême, une sagesse qui soit donc à la mesure de l’homme, se méfie des extases également mortelles du jouisseur et du mystique. Selon la loi qui veut que les extrêmes coïncident, la vie de dieu n’est pas bien loin de celle du poumon marin, et ce sont les contemplations les plus spirituelles et les plus élevées qui ont donné lieu aux récits des plaisirs les plus intenses. La divinité et la bête reposent également dans la quiétude de la béatitude. S’il est un bonheur proprement humain, c’est celui, toujours inquiet – mais d’une bienheureuse inquiétude – de la recherche et de la découverte, de la chasse sans fin.
            Par où il apparaît que la vie mixte, entre la bête et dieu, entre le pur sensible et le pur intelligible, le poumon marin et le sage omniscient, définit un lieu proprement humain où le bonheur est à notre mesure. Le Philèbe est la recherche et la définition de ce lieu. Ni simplement sensibles, puisque, avec Protarque, nous ne désirons pas renoncer à la conscience, ni simplement intelligibles puisque, démunis comme Pénia, nous désirons l’immortel dont seuls jouissent les dieux, nous occupons une situation médiane, ou mixte, entre l’inconscience de la vie végétative et l’impassibilité de la perfection divine. La perfection de la vie divine est étrangère au plaisir et par conséquent peu désirable. Aristote, dans un passage célèbre de la Métaphysique (L, 7, 1072b 16), affirmera contre Platon que la vie de dieu est plaisir, et que c’est vers ce plaisir parfait que nous devons tendre : « Ce principe (arkhê) vit d’une vie oisive (diagôgê), comparable à la vie la meilleure qu’il nous soit donné, à nous, de vivre pour un bref moment. Il est toujours, en effet, lui, cette vie-là (ce qui, pour nous, est impossible), puisque son acte est aussi sa jouissance (hêdonê ê energeia) ». Il apparaît ainsi que c’est Aristote, et non Platon, qui succombe à l’idolâtrie de la perfection divine et du pur intellect. Le bonheur que recherche le Socrate du Phèdre est plus simplement humain, et reste éloigné de l’autarcie stérile de la béatitude divine comme de l’inconscience de la plante. L’antinomie que s’efforce ici de dépasser Socrate n’est pas celle de Philèbe et de Platon, mais plutôt celle de Philèbe et d’Aristote.

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NOTES

1- Platon fait encore allusion à cette "controverse” (amphisbêtêsis) plus loin (15a 7 et 15d 2). On peut penser non seulement aux Mégariques, mais aussi à Antisthène le Cynique. Voir Aubenque, Le Problème de l’Etre chez Aristote, p. 144 n. 1. Également le Sophiste, éd. Diès, notice p. 290 (avec, p. 291, une référence explicite à Philèbe 15d), et 251c.
2- Sur les apories des Mégariques, voir Diogène Laërce, GF, t. I, p. 289, n. 234.
3- Voir sur ce point les articles “Antisthène” et “Euclide de Mégare” dans le Dictionnaire des Philosophes, sous la direction de D. Huisman.
4- Les Mégariques se référaient en effet à Parménide et à Zénon, comme le note Aubenque dans Le Problème de l’Etre chez Aristote, p. 144, et art. “Euclide de Mégare” dans le Dictionnaire des Philosophes. Diogène Laërce (GF, I, p. 142) : “Euclide étudia la philosophie de Parménide”.
5- Les Sceptiques grecs, textes choisis par J-P Dumont, p. 8.
6- L’éristique désigne sans doute ici les sophistes, mais peut-être aussi les Cyniques : D. L. fait d’Antisthène un élève de Gorgias (GF, II, p. 7). Quant aux Mégariques, on les appela également les “Éristiciens” (D.L., GF, I, p. 142).
7- Sur la notion de “ruthmos”, voir É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, “TEL”, t. I p. 327 sq : “la Notion de rythme dans son expression linguistique”.
8- Sur l’éducation musicale dans la Grèce classique, voir H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, I. Le monde grec, p. 75 sq.
9- Sur la crise des irrationnels, et son interprétation par Platon, voir Henri Joly, Le Renversement platonicien, “L’alogia, le logos et la puissance”, p. 200 sq, avec d’utiles références.

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