Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardi de la Philo, 18 décembre 2012

 

 

 

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1- Introduction à la philosophie de Platon :

   A. Les Maîtres de sagesse

   B. De Socrate à Platon

   C. Eros et Thanatos

   D. La dialectique

   E. La politique

   F. L'Ethique

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 



INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE DE PLATON (6)

VI- L'Ethique

            Dans ses Leçons sur la philosophie de l’Histoire, Hegel, à l’encontre de la tradition philosophique, montre en quel sens les Athéniens étaient en droit de condamner Socrate. Avec Socrate en effet, naît la conscience morale, l’intériorité inaliénable de la subjectivité, et cette voix de la conscience – celle que Socrate définissait lui-même de façon mythologique sous le nom de son « démon » – peut désormais s’ériger en adversaire du droit objectif, celui de la cité, seul légitime jusque là : « En réservant à la sagesse, à la conviction intime,  le rôle de déterminer l’homme à agir, Socrate a attribué au sujet, à l’encontre de la patrie et de la coutume, la décision finale, se faisant ainsi oracle, au sens grec. Il disait qu’il y avait en lui un daimonion qui lui conseillait ce qu’il devait faire et qui lui révélait ce qui était utile à ses amis. En se manifestant, le monde intérieur de la subjectivité a provoqué la rupture avec la réalité objective » (Vrin, trad. Gibelin, p. 205-206). En ce sens, Socrate n’est pas le signe annonciateur d’une aube nouvelle, le lever parmi les hommes du soleil intelligible de la rationalité – selon l’interprétation qu’en fait Platon – mais à l’inverse le premier symptôme de la décadence de la cité, dont l’unité substantielle n’est plus l’impératif suprême, mais la conscience subjective qui, au nom de l’Idée du Bien et de la Justice, oppose, à la légalité constitutionnelle, la légitimité morale : « A Athènes, se développa dès lors le principe supérieur qui ruina toujours davantage l’existence substantielle de l’Etat athénien ; l’esprit avait acquis la tendance à se satisfaire lui-même, à réfléchir » (206). Ce conflit de la moralité et de la politique, de la conscience avec la loi, qui vient briser la transparence première de la cité grecque – qui, selon Hegel, donna lieu à une solidarité, une entière aliénation des uns envers les autres, que l’humanité ne retrouvera jamais plus, pas plus que l’âge adulte n’est en mesure de retrouver l’innocence et la confiance qui font le bonheur de l’enfance – est le conflit qui s’exprime dans la poésie tragique : le défi que Socrate lance à l’assemblée du peuple, au nom de la conscience morale, est semblable à celui que lance Antigone à Créon : aux lois écrites, sanctionnées par l’autorité politique, elle oppose les lois non écrites, celles du moins qui sont inscrites dans le secret du cœur des hommes, mais non sur la pierre des cités. La tragédie exprime ainsi le sentiment intérieur de cette faille qui vient briser l’unité de la cité, et en réfléchit l’inquiétude : « Quand Socrate est condamné à mort parce qu’il énonce le principe où désormais il faut bien en arriver, il y a là la justice supérieure que le peuple athénien condamne son ennemi absolu, mais aussi ceci, hautement tragique, que les Athéniens doivent apprendre que ce qu’ils condamnaient en Socrate, s’était déjà solidement enraciné chez eux » (ibid. 206).
            Ainsi naît la question morale, comme une objection à l’absolu de la loi, à l’inconditionnalité objective de la souveraineté politique, objection dont l’esprit trouve la nécessité en lui-même, dans l’inconditionnalité subjective de la réflexivité, et qu’il ne pourra par conséquent pas écarter, mais devra surmonter. On peut dire que cette scission est consommée dans la conscience chrétienne, quand au début du cinquième siècle, Augustin, évêque d’Hippone, rédigera La Cité de Dieu – l’ouvrage le plus répandu dans les bibliothèques des monastères médiévaux – dans lequel il attribue au chrétien non pas une nationalité, mais deux : en tant que citoyen de la cité terrestre – civitas terrena – le chrétien doit obéissance au pouvoir politique, qui tient son autorité de Dieu, car nul ne saurait régner, pas même Néron, sans que son règne ne soit inscrit dans le plan de la Providence ; mais en tant qu’il est membre du corps mystique du Christ et citoyen de la communauté de foi qui se rassemble pour la célébration de la messe, commérant l’acte qui lui a donné naissance (la Passion de Jésus), il appartient à la cité céleste – civitas divina – dont l’autorité est infiniment supérieure à la première, comme l’autorité du pape doit l’emporter sur celle de l’empereur. En cas de conflit entre la Terre et le Ciel (par exemple lorsque les empereurs romains veulent contraindre les chrétiens à sacrifier selon les rites païens), le chrétien doit obéir au Ciel, fût-ce au prix du martyre, plutôt qu’à la Terre. Toute l’histoire politique du moyen âge est traversée par cette opposition, qui sera progressivement dépassée par l’affirmation des souverainetés nationales et par l’exil de l’autorité religieuse dans la pure intériorité du cœur.
            « Platon, pour disposer au christianisme » (B 219), note Pascal, parmi ses « pensées ». Il est certain que c’est avec le phénomène Socrate, tel que Platon le théorise, que commence l’opposition de la politique et de la moralité. Pourtant, pour Platon comme pour Socrate, la dissension n’est pas irrémédiable, elle n’exile pas l’Idée de la Justice dans une intériorité subjective qui transcende nécessairement l’ordre politique tel qu’il s’incarne dans l’histoire, bien au contraire, elle conduit à la construction d’un projet politique, elle appelle à la transformation de la cité mais nullement à son reniement. Tout le projet politique, comme éthique, élaboré par Platon est tendu vers la synthèse des deux ordres, réconciliés dans une cité qui, loin de s’opposer au droit de la conscience subjective, a pour fin suprême son enrichissement par l’enseignement, la culture de la rationalité qui ne peut être effective que dans le cadre de la communauté enseignante, qui est la cité conforme à la vérité de son essence, telle que Platon lui-même l’a réalisée en fondant l’Académie. C’est la raison pour laquelle il nous faut parler d’éthique, et non de morale platonicienne, en ce sens où l’éthique naît de la réconciliation de la morale et de la politique, de l’intériorité de la conscience subjective  et de l’extériorité des lois objectives, tandis que la moralité – notion latine et non grecque – se proclame autonome et revendique son indépendance à l’égard du politique. Rien de tel chez Platon : Socrate s’en remet au jugement du tribunal, et refuse l’offre d’évasion que lui fait son riche disciple Criton. Pour répondre à l’incompréhension de Criton, Socrate en prison imagine une « prosopopée » des Lois, c'est-à-dire que les Lois personnifiées viennent plaider leur cause devant celui qui, par son évasion, tenterait de leur désobéir : « Suppose qu’au moment où nous allons nous évader, ou quel que soit le terme dont il faut qualifier notre sortie, les lois et l’Etat viennent se présenter devant nous et nous interrogent ainsi : ‟Dis-nous, Socrate, qu’as-tu dessein de faire ? Que vises-tu par le coup que tu vas tenter, sinon de nous détruire, nous, les lois et l’Etat tout entier, autant qu’il est en ton pouvoir ?” » (50 ab). Il n’appartient pas plus à l’individu, cet « idiot », de renier la cité qui l’a vu naître, qu’il n’appartient au fils de renier père et mère : « Qu’est-ce donc que ta sagesse, si tu ne sais pas que la patrie est plus précieuse qu’une mère, qu’un père et que tous les ancêtres, et qu’elle tient un plus haut rang chez les dieux et chez les hommes sensés ? […] Quant à la violence, si elle est impie à l’égard d’une mère ou d’un père, elle l’est bien davantage encore envers la patrie » (51 ac). La raison en est que l’enfant est bien davantage façonné par la cité, sa vraie nourrice qui, de sauvage qu’il est selon la nature, fait de lui un citoyen, que par sa mère, dont l’amour le concerne personnellement, dans sa vie privée, mais qui est incapable de lui donner la gloire publique. Ce pourquoi, selon Platon, les Crétois, célèbres pour l’excellence de leurs lois, nomment justement la cité leur « matrie » et non leur « patrie » puisque, s’ils doivent leur naissance physique à leur mère biologique, ils doivent en revanche leur naissance spirituelle à leur mère politique (République, IX, 575 d). Pourtant, les Lois personnifiées ne nient pas, dans leur argumentation, que le verdict qui condamne Socrate à mort est injuste : « Si tu pars aujourd’hui pour l’autre monde, tu partiras condamné injustement, non par nous, les lois, mais par les hommes » (54 bc). Il faut donc distinguer entre l’idée de la loi, telle que la raison la fonde, et la loi historiquement déterminée, qui dépend trop souvent des passions des hommes et s’écarte ainsi de ce qu’elle doit être. Or, si c’est à la  raison (non certes au cœur rédimé par la grâce, comme l’enseignera plus tard le christianisme) qu’il appartient de dire la loi, et non à l’assemblée du peuple si aisément persuadée par les discours du sophiste, alors il semble bien que ce soit à l’individu – non certes la personne privée, mais la conviction intime que chacun s’est forgée par la discipline dialectique – de prononcer la loi. En ce sens, on peut dire que Socrate réhabilite, contre la stricte valeur de la légalité, la dignité de l’idiotisme, non toutefois de l’individu que sa seule particularité détermine et limite, mais de l’être de raison capable par l’argumentation de s’élever lui-même à l’universel, c'est-à-dire l’interlocuteur de l’échange dialectique. En ce sens, la loi ne vaut plus parce que la majorité s’est prononcée pour elle, mais parce que chacun peut en éprouver par lui-même, à l’aide d’arguments fondés sur la seule raison, et non sur les passions, la nécessité. Ce n’est pas par l’approbation de l’opinion générale, ce forum extérieur, que la vérité est la vérité, mais bien par l’assentiment du for intérieur : « Quand ces gens-là débattent quelque question, dit le Socrate du Phédon, ils ne s’inquiètent pas de savoir ce que sont les choses dont ils parlent ; ils n’ont d’autre visée que de faire accepter à la compagnie la thèse qu’ils ont mise en avant. Dans le cas présent, je ne vois entre eux et moi qu’une seule différence, c’est que mes efforts ne viseront pas à faire croire à la compagnie que ce que je dis est vrai – ce n’est là pour moi que l’accessoire – mais à me le faire croire autant que possible à moi-même » (Phédon, 91 ab). Ce renversement intéresse au plus haut point la cité, qui ne se maintient que par la vérité de ses lois. Aussi Socrate trahirait-il sa mère en s’enfuyant, car il lui appartient de donner, par sa mort, une leçon à la cité : qu’elle se réforme en reconnaissant que la royauté n’appartient qu’à la philosophie, c'est-à-dire à la culture de la rationalité, et s’oriente ainsi vers sa destination suprême, la recherche spéculative et l’accroissement des connaissances. C’est donc au nom de la cité véritable que Socrate fait le procès de la cité historique. Il ne s’agit nullement d’opposer le Ciel à la Terre, la moralité du cœur à la contingence des lois positives, mais de réformer la vie politique en fonction de cela seul qui fonde l’humanité en l’homme : le progrès de la rationalité.
            Cependant, la connaissance rationnelle prenant appui sur l’accord de la pensée avec elle-même, enracine le critère de la vérité dans la caverne intérieure où la pensée est en débat avec elle-même, dans la réflexivité subjective du « connais-toi toi-même ». En ce sens, la loi doit être obéie non parce qu’elle est la loi, mais parce que l’esprit livré à lui-même doit en reconnaître la nécessité. Il en est de la loi du politique comme de la loi du géomètre : elle s’impose à l’esprit autonome, qui est ce qu’on nomme raison, et n’a nul besoin d’être aliénée à une autorité extérieure. Dans La République, dialogue qui s’ouvre sur une longue méditation dont l’objet est l’idée de la Justice, Socrate rapporte le mythe de Gygès le Lydien qui trouva un jour, alors qu’il était berger, par une anfractuosité de la terre qu’un séisme avait découverte, le cadavre d’un colosse, enseveli dans un cheval de bronze, qui portait au doigt un anneau magique : quand on en tournait le chaton en dedans, le porteur de l’anneau devenait invisible. Fort de ce pouvoir magique, Gygès séduisit la reine, tua le roi et s’empara du pouvoir (République, II, 359 d – 360 b). La vraie justice, énonce alors Socrate, est celle à laquelle nous obéissons même quand nous nous sommes munis de l’anneau de Gygès, non par peur du gendarme, mais par la conviction qui nous la fait reconnaître pour véritable. Raskolnikov, en tuant la vieille usurière, ainsi que sa sœur innocente, avait reçu le don de l’anneau de Gygès : tout s’était passé comme dans un rêve, comme si lui avait été attribué le pouvoir de l’invisibilité. Il ira pourtant lui-même se dénoncer au commissaire qui le soupçonne. Seul un acte semblable – qui offre l’image inversée du mythe de Gygès – est en mesure de poser la question de l’essence de la loi comme de la justice : « L’âme doit accomplir ce qui est juste, énonce Socrate, qu’elle dispose ou non de l’anneau de Gygès, ou du casque d’Hadès » (République X, 612 b). Justice doit être faite, non seulement pour l’ordre et la paix de la cité, mais par égard pour notre propre conscience. Sans doute le philosophe accorde peu d’attention aux débats qui se tiennent dans l’assemblée du peuple, il se détourne des conflits qui passionnent l’opinion, et vit comme un étranger dans sa propre cité : « Dès leur jeunesse, dit le Socrate du Théétète en faisant le portrait célèbre du naturel philosophe, les philosophes ne connaissent pas le chemin qui conduit à l’agora, ni où se trouvent le tribunal, la salle du conseil ou toute autre salle de réunion publique. Ils n’ont ni yeux ni oreilles pour les lois et les décrets proclamés ou écrits […] Le philosophe n’en a pas plus connaissance que des gouttes d’eau de la mer. Il ne sait même pas qu’il ignore tout cela ; car, s’il s’abstient d’en prendre connaissance, ce n’est point par gloriole, c’est que réellement son corps seul est présent et séjourne dans la ville, tandis que sa pensée, considérant tout cela avec dédain, comme des choses mesquines et sans valeur, promène partout son vol, comme dit Pindare, sondant les abîmes de la terre et mesurant l’étendue de sa surface, scrutant de toute façon toute la nature et chacun des êtres en son entier, sans jamais s’abaisser à ce qui est auprès de lui. L’exemple de Thalès te le fera comprendre. Il observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds » (Théétète, 173 c – 174 b). Dans ce célèbre portrait, Socrate, entraîné par sa polémique contre le sophiste, pousse à l’extrême l’apparent désengagement politique du philosophe. La politique, quand elle n’est que la manipulation des opinions, n’est que l’affaire des habiles, et le philosophe est malhabile parmi les habiles, comme l’a montré le procès de Socrate : « Quand le philosophe est forcé de discuter devant un tribunal, continue Socrate, ou quelque part ailleurs sur ce qui est à ses pieds et devant ses yeux, il prête à rire non seulement aux servantes de Thrace, mais encore au reste de la foule, son inexpérience le faisant tomber dans des puits et dans toutes sortes de perplexités. Sa terrible gaucherie le fait passer pour un imbécile » (174 c). L’exercice dialectique, en convertissant la pensée en son intériorité, la rend comme étrangère et inadaptée à l’extériorité. Socrate lui-même en a fait la démonstration lors de son procès. Mais c'est pourtant dans le for intérieur du « connais-toi toi-même » que la cité pourra trouver sa vérité comme son salut, et non dans des débats nécessairement truqués par les passions partisanes et les conflits d’intérêts.
            Les sophistes se faisaient fort d’enseigner la vertu. Par vertu – en grec, arêtê – ils entendaient non pas la force de l’âme qui donne son sens au virtus latin, mais plutôt son excellence, sa plus complète maturité, l’accomplissement de sa nature, son épanouissement le plus total. La cité grecque prétend être comme la serre où l’on cultive l’humanité dans la pleine beauté de sa forme, telle qu’elle se forme elle-même par l’exercice du logos, la parole libre entre égaux, la libre confrontation des opinions diverses jusqu’à ce que la dynamique de l’échange parvienne à un lieu commun, ou opinion générale, qui aura force de loi pour la cité. C'est ainsi qu’au sein de la cité, l’homme se forme lui-même en échangeant avec l’homme. Comme le disait Protagoras, l’homme seul peut prétendre être à lui-même la mesure de toutes choses, parce que lui seul est à lui-même la mesure de lui-même, parce qu’il trouve sa mesure en se mesurant, par le libre débat, à ses semblables. C'est ainsi que nul en particulier ne peut prétendre enseigner la vertu, mais tous l’enseignent à chacun par le seul jeu des échanges, qui parvient de lui-même à l’équilibre de la loi commune, qui donne la mesure et fixe le prix de tout ce qui n’est pas en mesure d’être à soi-même sa propre mesure. Aussi est-il aussi vain de demander qui enseigne la vertu que de demander qui enseigne aux Grecs leur langue maternelle, puisque tous enseignent chacun dans la mesure où chacun parle avec tous : « Tout le monde enseigne la vertu, répond Protagoras à Socrate, dans la mesure de ses moyens, et ainsi personne ne te paraît l’enseigner. C’est comme si tu cherchais quel maître nous apprend à parler grec : tu n’en trouverais pas » (Protagoras, 327 e). Platon reconnaît à Protagoras, et au moment sophistique en général, d’avoir attribué à l’homme l’autonomie du jugement, par l’exercice de la libre parole, et d’avoir participé en ce sens à l’éveil de la rationalité. Pourtant le terrain d’entente du débat sophistique demeure précaire et réfutable à tout moment : il suffit qu’une nouvelle assemblée succède à l’ancienne pour qu’elle tombe d’accord sur de nouvelles opinions, contraires aux anciennes. Si l’assemblée du peuple est seule maîtresse de la vérité, la vérité dépendra de ses humeurs, des opinions qui ont cours parmi le peuple, et qui changent selon les saisons et les modes. Depuis la fin des guerres du Péloponnèse, Athènes a connu bien des péripéties, et la grande question qui se pose à la pensée politique est de savoir comment donner un fondement stable aux cités humaines, comment les préserver, par la solidité de leurs lois, des vicissitudes de l’histoire. L’histoire a montré aux Athéniens comment l’opinion majoritaire peut se prononcer pour les aventures les plus folles, comme ce fut le cas pour l’expédition de Sicile, en laquelle Alcibiade sut entraîner la cité, en jouant sur sa popularité, et qui conduisit à l’anéantissement de la flotte athénienne, principal outil de sa puissance. Il ne suffit donc pas que l’opinion soit majoritaire pour qu’elle soit fondée en vérité, et lors d’un débat public, les hommes se laissent séduire par la vraisemblance, et méconnaissent la vérité. Pour fonder une cité nouvelle, au fondement stable et moins frivole que l’air du temps, il faut donc réformer l’échange intersubjectif en l’orientant, non vers la reconnaissance mutuelle d’une opinion partagée, mais vers l’établissement d’une véritable connaissance, sur le modèle de la géométrie qui, par la communication des découvertes, parvient à de véritables lois, universelles et nécessaires, et contre lesquelles le temps ne peut rien. C’est pourquoi Platon dira contre Protagoras que, dans l’exercice dialectique, qui est la forme la plus haute du dialogue enseignant, ce n’est pas l’homme qui est la mesure de l’homme, mais plutôt la vérité qu’ils aperçoivent en tournant leur attention commune vers ce qu’il est possible de démontrer en raison, et indépendamment des opinions de tel ou tel. Aussi ne faut-il pas se rendre à l’assemblée des citoyens dans le but d’y exprimer son opinion, mais plus humblement dans le but d’apprendre, par le jeu dialectique des questions et des réponses, c'est-à-dire par le jeu dynamique de la recherche, quelle vérité peut être démonstrativement établie. C’est donc vers un dieu qui transcende les opinions des hommes que doit se tourner le dialogue enseignant, et non vers la communication des opinions qui ne fait que brasser les vraisemblances sans jamais s’élever jusqu’à la vérité (la marche dialectique, qui passe par la négativité de l’aporie, a montré comment l’opinion ne fournit pas un socle à la vérité, mais au contraire oppose un obstacle à la connaissance) : « Pour nous, c’est le dieu qui est la mesure de toutes choses, au degré suprême, et beaucoup plus, je pense, que ne l’est, comme on le prétend, l’homme » (Lois IV, 716 c). C’est donc par la discipline dialectique, par la recherche scientifique, par l’éthique de la raison, que l’homme enseigne l’homme. La communication ne permet que la circulation des opinions. Seul l’enseignement construit dialectiquement, c'est-à-dire contre l’opinion et par l’épreuve de l’aporie, la vérité que l’esprit aperçoit en lui-même, dans la lumière de la réminiscence. C’est ainsi, et d’aucune autre façon, que l’homme peut enseigner à l’homme la vertu.
            Il est possible alors de définir les articles d’une éthique de la dialectique.  En ce sens, la connaissance scientifique n’a pas seulement une valeur théorique, elle a aussi une valeur pratique : elle enseigne à l’esprit une certaine humilité par le renoncement aux opinions qu’il avait faites siennes, et dont il reconnaît désormais le peu de fondement, elle l’exerce à la justesse de la pensée, à l’attention de l’esprit pour lui-même, elle lui donne le goût de la pertinence des apories, des contradictions qui animent la pensée et la conduisent à se surmonter elle-même, et surtout, en cherchant toujours à mettre d’accord la pensée avec elle-même, en enrichissant la vie intérieure de l’esprit, elle convertit l’âme à la paix, qui est d’abord la paix de soi avec soi-même, elle lui donne son équilibre et son poids en l’élevant à la conscience du trésor intérieur qui n’appartient qu’à elle, et qu’elle seule est en mesure de perpétuellement accroître. L’homme de passions est exorbité, cherchant son point d’appui dans l’extériorité ; l’homme de réflexion est recueilli dans la paix de la méditation, il trouve en lui-même le point d’appui qui assure la vérité de sa connaissance. Aussi l’homme du for intérieur demeure-t-il en repos, stable, ferme et constant, tandis que l’homme du forum où tous parlent indistinctement doit toujours se mettre au goût du jour, poursuivre l’opinion régnante, toujours changeante, condamné à toujours rechercher l’approbation des autres dans la mesure même où il est incapable de s’approuver lui-même, ni de se connaître lui-même. C’est dans cet acquiescement de soi avec soi-même que réside le fondement, selon Platon, de toute « vertu ». La marque de la vérité est l’accord de l’âme avec elle-même : « Pour moi, dit Socrate dans le premier grand dialogue éthique de l’œuvre de Platon, le Gorgias, je ne sais produire en faveur de mes assertions qu’un seul témoin, celui-là même avec qui je discute, et je ne tiens pas compte du grand nombre. Je sais faire voter un témoin unique, mais je ne discute point avec le grand nombre » (Gorgias, 474 a) ; et plus loin : « Tu as, toi, dit Socrate à Polos, l’assentiment de tout le monde, excepté moi, et moi, je me contente de ton seul acquiescement et de ton seul témoignage ; je n’appelle à voter que toi, et n’ai cure des autres » (ibid. 476 a). L’âme qui se refuse à l’épreuve dialectique à laquelle Socrate la soumet est une âme condamnée à demeurer en désaccord avec elle-même, comme un instrument désaccordé, destiné à toujours jouer faux. Seul l’enseignement dialectique donne le « la » de l’écoute mutuelle, et permet d’accorder nos violons non dans une opinion commune, mais par une écoute commune de la vérité qui va venir, par notre attention à la recherche commune. C’est encore dans le Gorgias que Socrate lance à Calliclès, qui refuse avec orgueil la discipline de la raison, cet avertissement : « Si tu laisses cette assertion sans la réfuter, par le chien, dieu des Egyptiens, je te jure, Calliclès, que Calliclès ne s’accordera pas avec lui-même et qu’il vivra dans une perpétuelle dissonance » (Gorgias, 482 b). C'est ainsi encore qu’au début du Théétète, Socrate propose à Théétète qui lui ressemble de s’approcher, pour qu’il puisse réfléchir son visage dans le visage de son semblable, de même que dans l’échange dialectique la pensée se réfléchit dans la pensée de son semblable, réunis l’une à l’autre dans l’écoute commune de la vérité. C’est ainsi encore, ajoute Socrate, que deux musiciens accordent leurs lyres : « Si chacun de nous avait une lyre, et que Théodore affirmât qu’elles sont montées à l’unisson, le croirions-nous sur le champ, ou examinerions-nous s’il est compétent en musique pour parler de la sorte ? » (Théétète, 144 e). C’est ainsi que la dialectique purifie l’âme des fascinations qui la passionnent et la divertissent d’elle-même, et qu’elle la fait pour ainsi dire renaître en la convertissant en son intériorité. Dans le Sophiste l’Etranger d’Elée propose une nouvelle méthode d’éducation. Les éducateurs, selon lui, doivent « poser à leur homme des questions auxquelles, croyant répondre quelque chose de valable, il ne répond cependant rien qui vaille ; puis, vérifiant aisément la vanité d’opinions aussi errantes, ils les rassemblent dans leur critique, en les confrontant les unes avec les autres, et par cette confrontation, les démontrent mutuellement contradictoires […] Par un tel traitement, tout ce qu’il avaient sur eux-mêmes d’opinions orgueilleuses et cassantes leur est enlevé, ablation où l’auditeur trouve le plus grand charme, et le patient le profit le plus durable » ; c’est ainsi, par « cette méthode purificatrice, oi kathairontes » qu’on parviendra à « débarrasser l’âme des opinions qui ferment les voies à l’enseignement » (Sophiste, 230 bd). C’est en ce sens qu’on peut dire que l’échange dialectique n’est pas seulement une méthode spéculative, qui vise à l’accroissement des connaissances, mais encore une méthode éthique, qui vise à la purification des âmes, qui conduit à la concorde et à la paix avec soi-même. Dans le Phédon, Socrate dans sa prison consacre ses derniers moments à apprendre la musique, composant un prélude consacré à Apollon et mettant en musique une fable d’Esope. A ses amis qui s’en étonnent, il répond que la musique, loin de détourner de la philosophie, y reconduit, dans la mesure exacte où « la philosophie est la plus haute musique » (61 a). Il faut comprendre sans doute que, de même que la musique opère la symphonie des instruments, de même la philosophie accomplit la consonance des âmes. On sait que la musique avait dans l’antiquité une valeur thérapeutique, et qu’on recourait à son charme pour soigner les âmes mélancoliques. C’est ainsi qu’il y avait à Epidaure, où se trouvait le temple d’Asklépios, dieu de la médecine, chaque année des concours de rhapsodes, qui chantaient en s’accompagnant de la lyre. Ion est l’un d’entre eux, et le dialogue qui lui est consacré commence précisément alors que l’homéride est de retour à Athènes, après avoir concouru à Epidaure. Il faut donc comprendre que la philosophie, comme la musique, est une sorte de médecine de l’âme, seule capable de la délivrer des terreurs qui la hantent. C’est ainsi que Socrate exhorte son interlocuteur à lui répondre comme un médecin exhorte son patient à prendre une potion désagréable, mais qui le délivrera du mal : « N’hésite pas à répondre, Polos, il ne t’en arrivera aucun mal. Livre-toi bravement à la discussion comme à un médecin, et réponds par oui ou par non à ma question » (Gorgias, 475 d). On sait que, dans l’ordre de la connaissance, les Idées sont selon Platon hiérarchisées les unes aux autres, c'est-à-dire qu’elles se succèdent méthodiquement selon un enchaînement nécessaire, à la façon des éléments du géomètre ordonnés selon la suite des théorèmes. Au  sommet de cette pyramide spéculative, se trouve, selon Platon, l’Idée des Idées, qu’il nomme encore l’Idée du Bien (to agathon). Même si le bien qui est ici visé a une dimension éthique, il ne faut cependant pas s’empresser de l’identifier au bien moral. Agathon est d’abord ce qui convient, ce qui est ajusté selon le nombre et la mesure. Est bon ce qui répond parfaitement à la fin à laquelle il est destiné, et c’est en ce sens, hors de toute dimension morale, qu’il est permis de parler d’un bon arc, d’une bonne amphore, d’une statue ou d’un discours « bel et bon », tant la beauté se résume pour les Grecs à cet accord de soi avec soi-même, dans la plénitude de son essence, qui fait l’excellence, ou la vertu, de la forme. Le bien, en tant qu’il est l’idée des Idées, est l’Idée de la convenance de l’âme avec elle-même, de l’égalité à soi, de l’accomplissement dans l’accord avec soi-même qui établit la concorde de l’âme, la fait résonner en son intériorité, et lui donne à la fois la paix et la joie. La lumière de la réminiscence réconcilie ainsi l’âme déchirée par l’inquiétude de la recherche dans la joie de la connaissance. Celui qui éprouve la force intérieure de cet assentiment a trouvé son équilibre et sa sérénité, et nul ne pourra jamais le déloger de ce qui lui appartient inaliénablement, qui est le pouvoir de penser et de connaître qu’il vient de découvrir en lui. Seule cette clarté intérieure de la réconciliation spéculative a pouvoir d’enseigner la vertu, de purifier l’âme des délires qui font obstacle à sa puissance, et de la conduire au parfait épanouissement de son essence : « l’idée du Bien est la cause de la science et de la vérité » (République VI, 508 e) ; « l’idée du Bien, qui se trouve aux dernières limites du monde intelligible (topos noêtos), est la cause universelle de tout ce qui est droit (orthos) et beau » (République VII, 517 c). Tel est le « la » qui met d’accord la symphonie des âmes. Il n’est pas de délire ni de passion qui puisse résister à l’illumination de cette joie. La méchanceté de l’âme n’est en effet selon Platon qu’un délire que la médecine philosophique est en mesure de soigner, et de dissiper comme on dissipe les mauvaises fièvres. Toute âme veut son bien, et il n’est rien de meilleur, pour l’âme, que ce soit dans l’ordre de la spéculation comme dans celui de la conduite de la vie pratique, que de jouir de cet accord spéculatif qui lui confère fermeté et grandeur. Nul n’est méchant volontairement (1). Il n’y a donc pas de pervers, qui veut le mal pour le mal, mais seulement des méchants, qui veulent le bien, mais se trompent en choisissant le mal, pensant qu’il tournera à leur profit. Ainsi cette âme au jugement des morts tel qu’il est décrit dans le mythe final de la République, le mythe d’Er le Pamphylien, qui choisit la vie d’un tyran, sans s’être rendu compte que son destin le condamne à tuer père et mère, et à être ensuite assassiné par ses propres parents. Il suffit donc d’appliquer la catharsis philosophique pour soigner le mal des méchants, et les convertir au bien, non par leçon morale mais par intérêt bien compris. Le diable n’est pas une idée grecque. La lumière de la raison est la panacée universelle.
            Quelle est alors la qualité la plus essentielle de l’âme vertueuse ? C’est selon Platon de parvenir à se faire une, claire et transparente à ses propres yeux. L’âme humaine en effet, selon Platon, n’est pas naturellement une, elle est comme écartelée, dissociée et dispersée dans les passions qui la possèdent, comme autant de charmes maléfiques, divertie d’elle-même par les fascinations qui l’assaillent de l’extérieur, par les épouvantails qui viennent la hanter comme des étrangers. Il appartient au projet philosophique de la rationalité de faire que, par l’enseignement dialectique, l’âme converge progressivement vers son unité. Mais dans les temps pré-philosophiques, l’âme humaine était une âme possédée, par les dieux ou les démons, par les phénomènes naturels, par le rythme de la musique dionysiaque, par le vertige de l’ivresse ou de l’extase, et c’était précisément cette possession qui était comme le signe et la marque du savoir véritable, communiqué au devin ou au poète par l’inspiration dont la source est en dieu, de la même façon que les champs magnétiques sont dans la pierre de Magnésie (Ion). L’âme, ainsi enthousiaste ou délirante, était comme dépossédée d’elle-même, incapable de trouver en elle la mesure de sa vérité, multipliée et comme éclatée par les dieux auxquels son extase l’identifiait. En opérant une révolution radicale, la conversion philosophique réconcilie l’âme avec elle-même et la conduit sur le chemin de son unité. La rationalité se fonde sur le refus de la possession et sur la conversion de l’oracle divin dans l’intériorité du « connais-toi toi-même ». En se faisant une, l’âme s’élève, et c’est en cela que consiste l’excellence de sa vertu, jusqu’à la maîtrise d’elle-même. Etre maître de soi, conserver en toute occasion la sérénité et l’égalité d’âme, tel est, selon la sagesse antique, la conduite de l’homme vertueux. Dans les dialogues, Platon propose de multiples images de la multiplicité qui hantent les âmes humaines. C’est ainsi que, dans la République, Socrate enseigne qu’il existe trois parties dans l’âme, telles qu’on peut du moins les figurer dans une « image de l’âme » (eikona psukhês) : dans un même sac de peau, sont enfermés un monstre à têtes multiples, tel la Chimère, Scylla ou Cerbère, image de l’âme désirante (epithumia), amie de l’argent et du gain (le marchand), un lion, image de l’âme irritable (thumos), amie de la victoire et de l’honneur (le guerrier), et enfin un homme, image de l’âme connaissante, amie de la science (mathêsis) et de la philosophie (le sage) (République IX, 580 d – 581 b ; et 588 be). On trouve encore une même sainte trinité des mystères de l’âme dans le Phèdre : l’âme, selon Socrate qui a pris l’identité d’un poète (Stésichore) pour entonner un hymne à Eros, est semblable à un attelage composée de deux chevaux, l’un furieux qui rue dans les brancards, l’autre sage et discipliné qui marche droit, tous deux conduits par un cocher qui s’efforce de les réconcilier et de les mettre d’accord (Phèdre 246 ad). Selon l’une ou l’autre de ces deux images, la division de l’âme en ses parties résulte d’un désaccord de l’âme avec elle-même, et donc d’une déchéance de sa vertu. L’éthique platonicienne tend alors à discipliner les parties inférieures pour les soumettre à l’autorité supérieure. Le sage doit triompher des dissensions intérieures et établir la paix en imposant sa loi. La part divine de l’âme humaine doit triompher de la part animale, monstre ou lion, et pour cela il n’est pas de meilleure médecine que de se prêter à la purification dialectique qui rétablit la concorde des âmes en les élevant à la conscience de la mesure qu’elles sont,  chacune pour elle-même. Maîtrise de soi et égalité d’âme sont les maîtres mots de la sagesse antique.
            Pourtant cette vertu, qui a le pouvoir d’arracher l’homme à sa bestialité latente et de faire émerger l’humanité depuis les ténèbres de l’inconscience où croupit la vie captive dans la caverne des sensations, cette vertu à laquelle l’âme doit la conquête de son unité et l’accord avec soi-même (tel est le vrai but de l’enseignement philosophique : faire que l’âme devienne une), est pourtant elle-même multiple. Dans les dialogues dont l’orientation est, plus que dans les autres, éthique et politique (République, Politique et Lois), Platon distingue, dans le sein de la vertu, quatre vertus cardinales qui domineront toute philosophie morale dans la civilisation de l’Europe, et définiront l’idéal de l’homme européen (on les voit sculptées sur toutes nos cathédrales, et elles figurent bien souvent sur les fresques de la Renaissance) (2). Ce sont la Sagesse (sophia) dont la philosophie a le désir et pour laquelle elle éprouve de l’amitié (philia), qu’il faut entendre ici au sens de sagesse surtout théorique, de savoir ou de science ; la Tempérance, soit sôphrosunê, qui désigne le bon sens, la prudence, l’esprit attentif à ses raisons, et plus encore phronêsis, faculté plus spéculative, qui désigne la pensée pure, la perception par l’intelligence, la vue de l’esprit. Ces deux vertus sont plus théoriques que pratiques, et orientent l’âme dans la direction de la recherche spéculative, de l’enquête dialectique ; les accompagnent deux vertus davantage pratiques et politiques, qui ont à juger de l’expérience plutôt qu’à progresser dans la théorie : il s’agit du Courage (andreia), qui désigne  la bravoure, la virilité et l’énergie ; et de la Justice (dikaiosunê), qui désigne surtout ce qui est conforme au droit, et s’élève ainsi au-dessus des passions, dans l’impartialité d’un partage équitable et conforme au mérite. Les quatre vertus cardinales de l’éthique platonicienne déclinent, selon la connaissance et selon l’action, comme selon le Mouvement et selon le Repos (qui sont, avec l’Etre et le Non-Etre, le Même et l’Autre, des attributs de l’Etre en tant qu’Etre selon le Sophiste), la notion commune de la vertu en tant que telle, qui se résume dans l’égalité d’âme et la maîtrise de soi : dans l’ordre de la connaissance, la sagesse est ce qui donne à l’âme désireuse de savoir le mouvement qui l’entraîne dans la chasse dialectique et la recherche de la vérité ; dans l’ordre de la connaissance encore, la Tempérance confère à l’âme le repos de l’attention et de la prudence, et lui évite de pécher par précipitation ou prévention ; dans l’ordre de l’action, le courage donne à l’âme l’audace de se porter en avant et d’aller toujours plus outre ; dans le même ordre de l’action, la Justice distributive attribue à chacun la part qui lui revient et contribue ainsi à l’équilibre et à la stabilité de son royaume.
            Nous retrouverons les quatre vertus cardinales de l’éthique platonicienne sur les murs de la chapelle de l’Arena, à Padoue, dans le cycle de fresques peintes par Giotto et son école dans les premières années du Trecento (1310). La Sagesse prend la figure de Prudentia (Stultitia est son vis-à-vis) : une femme avisée est assise devant un pupitre ; elle se regarde dans un miroir convexe, symbole du « connais-toi toi-même » de la philosophie (alors qu’il peut être tout aussi bien symbole de vanité entre les mains de la coquette). Prudentia vient en latin de pro-videre, et signifie sage, avisé, réfléchi, prévoyant. En s’allégorisant dans l’iconographie populaire, la Sagesse, portée chez Platon par le désir de la vérité, est devenue une prudence avisée qui sait éviter les périls. Tempérance est devenue Temperantia (Ira est son vis-à-vis), qui porte une épée curieusement emmaillotée, comme pour signifier qu’elle conserve en toute occasion le contrôle d’elle-même et s’interdit de recourir aux armes, ni de céder à la colère ; le Courage est devenu Fortitudo (Inconstantia est son vis-à-vis), la Force, armée d’une massue et portant un bouclier orné d’un lion, curieux retour du refoulé, ce lion que Platon souhaitait voir soumis par le Sage qui habite notre âme. Enfin la Justice est Justicia (Injustitia est son vis-à-vis), sur un trône gothique, portant une balance sur les plateaux de laquelle se trouvent, à droite, un sage, à gauche, un malfaiteur qu’un ange s’apprête à frapper de son épée.
            On sait qu’aux quatre vertus cardinales héritées de l’éthique platonicienne, et reprises par les morales stoïciennes, la tradition chrétienne ajoutera les trois vertus théologales, qui les précèdent selon l’ordre des Vertus de Padoue, et qui sont la Charité, l’Espérance et la Foi. Les vertus cardinales répondent à l’idéal antique de la maîtrise de soi. Les vertus théologales sont au contraire orientée dans le sens d’une aliénation de la créature à son dieu : par la Foi (et non la science ni la sagesse), l’âme s’en remet totalement entre les mains de son Créateur ; par l’Espérance, elle reconnaît les limites de sa volonté et se sait entre les mains de Dieu, auquel elle se confie comme un enfant à son père ; enfin, par la Charité, elle sait que son salut dépend moins de la maîtrise qu’elle a d’elle-même plutôt que du bien qu’elle fait aux autres. La Charité s’oppose surtout à la justice : la justice donne à chacun selon son dû ; la charité donne bien plus que ce qu’il est simplement juste de donner. Elle donne par amour, non par justice. Les vertus théologales dénoncent ainsi l’orgueil de l’idéal antique de la maîtrise de soi, de la suffisance à soi-même, et rappelle la créature à sa nécessaire aliénation, dont la sagesse antique prétendait s’affranchir.
            En guise de conclusion, il n’est pas de meilleure illustration de l’opposition entre l’éthique païenne et la morale chrétienne, entre les Vertus cardinales et les Vertus théologales, entre l’idéal de l’égalité d’âme et le don de soi de la charité, entre la maîtrise de soi et le mystère de la Passion, qu’un passage remarquable qu’on lit à la fin du livre IV de la République : « Léontios, fils d’Aglaïos, raconte Platon, revenant un jour du Pirée, longeait la partie extérieure du mur septentrional lorsqu’il aperçut des cadavres étendus près du bourreau ; en même temps qu’un vif désir de les voir, il éprouva de la répugnance et se détourna ; pendant quelques instants, il lutta contre lui-même et se couvrit le visage ; mais à la fin, maîtrisé par le désir, il ouvrit de grands yeux, et courant vers les cadavres : ‟Voilà pour vous, mauvais génies, dit-il, emplissez-vous de ce beau spectacle” » (République IV, 439 e – 440 a).
            Un article de Louis Gernet (Anthropologie de la Grèce antique, 302-329) – « Sur l’exécution capitale » – nous apprend qu’à Phalère, près du Pirée, on a exhumé au début du vingtième siècle des tombes de suppliciés – ils portaient des anneaux de fer autour du cou, des poignets et des chevilles. Ce sont sans doute des pirates capturés et condamnés au supplice de l’apotumpanismos : le supplicié est attaché par cinq crampons à une planche dressée sur le sol. Nul ne peut s’approcher. On attend que mort s’ensuive. La ressemblance de ce supplice avec celui de la crucifixion (Louis Gernet lui-même le remarque p. 307) est évidente : le condamné meurt pour ainsi dire écartelé par son propre poids. Il faut donc deviner ici une image de l’âme suppliciée et comme écartelée par la diversité des désirs : c’est l’image de sa propre torture morale que Léontios est curieux de contempler. Mais Léontios ignore la vérité de son désir, et éprouve de la honte à ne pas pouvoir dominer sa curiosité : l’égalité d’âme du sage est troublée malgré lui par l’attrait incompréhensible qu’exerce sur lui l’horreur du corps supplicié. Un tel spectacle, pense l’âme antique, est indigne d’un homme libre, et le Sage ne saurait s’abaisser en cédant à cette curiosité. Le christianisme renverse cette leçon : le mystère de la passion et l’horreur de la crucifixion sont l’image de la condition des hommes, abandonnés à la mort. C’est parce qu’ils reconnaissent le secret de leur condition dans le corps défiguré du crucifié qu’ils se tournent vers lui, et non par une faiblesse indigne d’un homme libre. Aussi faut-il méditer le mystère de la Passion, et non le répudier comme le fait la sagesse antique toujours soucieuse de demeurer maîtresse d’elle-même. La croix, refoulée dans les marges par l’éthique platonicienne, revient au centre de la méditation chrétienne, et le corps supplicié n’est plus le monstre à la fascination duquel il est indigne de céder, mais notre semblable dont nous devons avoir pitié et miséricorde, car nous nous identifierons avec lui à l'heure de notre mort. A la sérénité païenne, qui se veut assez forte pour triompher de l’angoisse de mort, le christianisme oppose une leçon de la pitié et de la charité, qui conduit chacun à se reconnaître dans le condamné qu’on met à mort, et à ne pas s’imaginer, sans le secours de la foi et de la grâce, par ses seules ressources, comme le fait le sage antique, plus fort que la mort même.


NOTES

1- Personne ne se porte volontairement au mal (Protag. 358 cd) ; nul ne fait le mal volontairement (Gorg. 509 e) ; personne ne veut le mal (Ménon 78 ab) ; nul n’est méchant volontairement, et c’est par l’effet d’une malignité du corps ou d’une mauvaise éducation que l’on devient vicieux  (Timée, 86 e, et note de Rivaud) ; le méchant n’est tel qu’involontairement (Lois IX, 860 d sq).

2- Tempérance et justice (Phédon 82 b) ; tempérance et courage (Phédon 83 b) ; tempérance, courage, générosité, grandeur d’âme (République III, 402 c) ; tempérance et courage (République III, 410 e – 411 a) ; tempérance, courage, prudence et justice (République IV, 427 e) ; le courage consiste dans la sauvegarde de l’opinion que la loi a fait naître en nous (République IV, 429 c)  ; justice, tempérance, courage et sagesse (République VI, 504 a) ; tempérance, courage et grandeur d’âme sont des parties de la vertu (République VII, 536 a). Certaines parties de la vertu sont opposées entre elles : c'est ainsi que le courage, prompt et énergique, et la sagesse, réfléchie et patiente, sont plutôt ennemies qu’amies l’une de l’autre (Politique, 306 b – 308 b) ; la vertu, composée de quatre parties (courage, tempérance, justice, prudence) est à la fois une et multiple (Lois XII, 963 a – 964 d).