Jacques Darriulat

 

AUTEURS

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

Politique (1)

Politique (2)

Politique (3)

14- Philèbe

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

Lycée Henri IV, Terminale, 1994
Mise en ligne : janvier 2010

 

PLATON
Commentaire du Politique
(Troisième partie)
287 b à la fin du dialogue

 

IV- La science politique

            La théorie de la juste mesure oriente le bon usage de la dialectique : la finalité du langage n’est pas la communication – diffuser l’information et former l’opinion publique – mais l’enseignement – réfléchir la forme de la vérité sur le plan du discours. Le dialecticien cherche la vérité – juste proportion ou idée vraie – dans la chair du langage : il ressemble au prêtre sacrificateur qui divise les membres de la victime pour faire apparaître les signes divinatoires : « c’est donc par membres que nous les diviserons, comme nous le ferions d’une victime » 287 c. A comparer avec Phèdre 265 e : être dialecticien, « c’est être capable de détailler par espèces (kat’ eidè) en observant par les articulations naturelles ; c’est s’appliquer à n’en casser aucune partie et d’éviter les façons d’un méchant dépeceur (kakou mageirou propô). »
            C’est ainsi que, pour le dialecticien, le langage est le miroir de la réminiscence : sur les mots, comme sur le paradigme, le philosophe réfléchit la forme de la juste proportion – qui définit l’essence véritable de la cité. Le paradigme est ainsi semblable à la victime : quand la pensée l’aura analysé, il s’effacera devant la forme divine qui se réfléchira directement en lui. On comprend ainsi qu’une philosophie politique ne peut être qu’une science du politique, et s’oppose par là à la sophistique, qui est une technique (Gorgias : une « cuisine ») de la circulation des idées et de la formation de l’opinion publique.
            Cependant, et par une « révolution » qui est le mouvement propre du Politique, il se peut que, pour une fois, le sophiste ait ici raison contre le philosophe : il semble bien en effet que, pour Platon, la science politique soit une science introuvable, toujours repoussée à plus tard, c’est-à-dire à la rédaction d’un dialogue – le Philosophe – qui n’a jamais été écrit. A la science spéculative du philosophe – théorie de la juste mesure – il faudra peut-être substituer la technique empirique de la rhétorique – qui avance à tâtons et selon des circonstances toujours particulières – et par conséquent substituer, au vrai, le vraisemblable et à la juste mesure, l’opinion générale. Dans le Phèdre, l’allusion au devin sacrificateur ennoblissait la fonction du dialecticien ; avec l’ère nouvelle, celle de la cité et de l’autonomie, la connaissance magique devient philosophie rationnelle, l’oracle, ou le sanctuaire, devient réminiscence, c’est-à-dire conscience de soi, et le prêtre des mystères devient philosophe dialectique. Dans Le Politique, l’allusion au devin sacrificateur a plutôt une fonction ironique. En effet, la cité – gouvernement des hommes par les hommes eux-mêmes – chasse les devins, conseillers de l’ancien roi sacerdotal, et leur substitue l’assemblée du peuple, dont les décisions tiendront lieu désormais d’oracles. C’est ainsi que toute la cité se fonde par un blasphème – l’ostracisme des devins – et qu’il doit exister une insurmontable opposition entre Œdipe et Tirésias.
            C’est ainsi que les entrailles des victimes laissent la place aux débats publics, qui sont encore plus complexes et embrouillés – « entrelacés », sumplokè.  Les citoyens y gagnent sans doute l’autonomie et la responsabilité de la conscience de soi ; mais ils y perdent aussi l’illusion que la politique puisse être une science, définition exacte des essences et connaissance des justes proportions. Dès lors, cette troisième et dernière partie du Politique portera essentiellement sur le hiatus entre l’expérience et l’Idéal, entre la réalité et l’essence, entre la politique et la science. C’est ainsi que, dans le passage qui nous occupe, l’Étranger commence par définir les structures de la cité réelle, avant de réfléchir sur la forme de la cité idéale.

            a- Les structures de la cité réelle (287 d - 291 c)            

            Les structures de la cité sont doubles : à la fois économiques – les diverses fonctions qui permettent l’entretien et l’accroissement de la cité matérielle – et sociales – les divers serviteurs de l’Etat à qui il revient d’assurer ses fonctions. Malgré son caractère aléatoire (la classification proposée l’est ici de façon arbitraire, et non déduite par raisonnement), cette description empirique de la cité est pourtant remarquable : Platon s’efforce de proposer une analyse économique et sociale de la communauté politique, et rompt ainsi avec les justifications mythologiques et religieuses qui servaient alors d’alibi pour les pouvoirs en place.
            On peut certes discuter la division platonicienne des classes sociales, mais il faut reconnaître le parti-pris laïc et rationnel de cette description de la cité réelle en termes économiques et sociaux. Economiques d’abord : Platon considère la cité, selon une interprétation sociologique tout à fait moderne, comme un ensemble organisé de moyens de production et de forces productives. Il dénombre alors les diverses catégories de biens possédables (ekhtai ktèseôs 289 a7) non cependant par leurs formes extérieures – on aurait alors un catalogue infini d’objets – mais par les différents secteurs économiques dont ils sont les produits. C’est ainsi que la marchandise n’est pas décrite ici comme un objet fini, mais plutôt comme le produit d’un travail social. Il est vrai que nos classifications ne sont plus les mêmes, mais pourtant, quand nous divisons l’organisation sociale en secteurs primaire, secondaire et tertiaire, nous le faisons par une opération tout à fait semblable à celle dont use ici Platon.
            Remarquons par ailleurs que ce n’est pas un hasard si la description empirique de la cité réelle est d’ordre économique : c’est en effet, selon Platon, un fait d’expérience que la cité est originellement un phénomène économique : aussi naît-elle du marché, au carrefour des grandes routes, dans les centres de communication et de circulation des marchandises. C’est le jeu de la demande et du besoin qui engendre la division organique du travail, et aliène les uns aux autres les producteurs auparavant isolés. C’est ainsi que la socialisation des individus est un effet secondaire de la circulation des marchandises : République II 369 b : « Ce qui donne naissance à une cité c’est, je crois, l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses ».
            Cependant, cette approche purement économique reste empirique. Elle est par conséquent incapable de définir la « juste mesure », c’est-à-dire de connaître la forme de l’équilibre et de la parfaite harmonie. La faiblesse de « l’économisme », c’est qu’il est incapable de fixer des limites à l’accroissement des richesses et à l’expansion de la puissance. C’est pourquoi, en République II (372 e et sq.) Platon prophétise que la cité économique est condamnée à mourir non par inanition mais au contraire par inflammation (phlegmainousan polin, 372 e 9), non par pénurie mais au contraire par excès de richesses. La crise de la cité économique sera nécessairement une crise de surproduction. On comprend alors mieux la nécessité d’une théorie de la juste mesure. En effet, nous avons distingué plus haut (283 e) une mesure quantitative extrinsèque d’une mesure qualitative intrinsèque. L’économie, qui est de l’ordre du quantitatif, est incapable de se limiter elle-même : aussi a-t-elle besoin du politique, seul capable de définir les objectifs et d’instituer des bornes. Il est vrai que cette tâche suprême – définir la juste proportion – suppose l’acquisition d’une science politique, pourtant fort problématique.
Considérons maintenant les diverses catégories de « l’économie politique » ici analysée par Platon :
            1- Tout d’abord la production des matières premières, qui correspond à ce que nous nommons le secteur primaire : or, argent, ce qu’on retire des mines, la coupe du bois, le liège, le papyrus… (288 d-e). Il est vrai que ce secteur est nommé en sixième position mais, quand l’Étranger résume son analyse, il rectifie en précisant « qu’il n’aurait été que trop juste de la mettre en tête » (289 a 9). Son nom grec est prôtogenes, le « premier-né » – mot utilisé dans les anciennes théogonies ou cosmogonies, et ironiquement attribué ici à la genèse toute profane de la richesse économique.
            2- Les outils (organon 287 d 2) qui permettront de travailler et de façonner cette matière première. C’est là le secteur secondaire ou industriel qui élabore la marchandise à partir de la matière première, qui est epi geneseôs aitia, « en vue de la production du produit » : 287 c5.
            3- La réserve ou l’épargne, c’est-à-dire le trésor public ou privé – qui est accumulation de richesses, ou comme nous disons aujourd’hui, la banque. C’est ce que nous appelons, dit l’Etranger, du nom commun de « vase » (aggeion, 287 e 9). Avec le secteur bancaire, nous entrons maintenant dans les services, ou secteur tertiaire. On remarque alors que l’ordre de ces catégories économiques n’est pas indifférent : elles se succèdent comme le processus historique qui donne naissance à la cité-marché. C’est ainsi qu’il faut une matière première pour produire des marchandises, et pour constituer un trésor – public ou privé.
            4- Cependant, la richesse n’est pas produite pour être entassée dans des réserves, mais plutôt pour être consommée. Dans l’économie antique, le trésor n’est que l’accumulation des surplus ; tout le reste doit être consacré à satisfaire les demandes des particuliers. Cela suppose que le secteur secondaire de la production soit dispersé auprès des particuliers par le secteur tertiaire de la distribution. Le commerce en effet n’est pas production de richesses mais seulement transport des richesses. Cette fonction, Platon la désigne du nom générique okhèma (288 a9), « véhicule, moyen de transport ». 
            5- Tandis que s’accroît l’expansion économique, la cité accumule les richesses et, par le réseau des transports, conquiert de nouveaux marchés. Elle attire alors l’envie et fait naître des rivalités. Il lui faut donc se défendre contre les ennemis qu’elle suscite elle-même. Aussi doit-elle produire « des armes, des murs, des abris de pierre ou de terre » (288 b). De même que, dans la République II, le marché nécessite la formation d’une classe de gardiens armés, de même ici la cité économique nécessite la formation d’un secteur de défense – défense de la propriété des richesses, qui vaut sans doute à l’égard de l’ennemi extérieur (l’étranger) mais aussi bien de l’ennemi intérieur : apparition d’une police pour protéger les propriétés contre le risque de vol. C’est donc là le secteur des moyens de défense – en grec problèma, vêtement, armure, moyen de défense, rempart. On comprend ainsi que, plus la cité-marché croît, plus croît aussi le nombre de ses « problèmes » : sa richesses suscite des rivalités et provoque des inimitiés. Remarquons que, parmi ces moyens de défense, Platon mentionne l’habillement – qui n’est pas indifférent depuis le paradigme du tissage – et dont nous avons déjà vu l’ambivalence : entrant, avec l’art de fabriquer des étoffes, dans le genre des moyens de défense, ou préservatifs (amuntèria 279 c 9) en général, il montre et dissimule à la fois. C’est ainsi que la richesse fait étalage d’elle-même tout en se refusant à l’indigent, suscitant ainsi les convoitises et les « problèmata »…
            6- Vient alors le secteur des représentations (mimèmata, 288 c 3), soit, dit Platon, l’art de l’ornementation ou de la parure (kosmos), et l’art de la peinture (graphikè). Cela correspond à ce que nous appellerions aujourd’hui l’industrie des images, publicité et médias. Elle appartient, selon Platon, au genre général du jeu (paignion, 288 c 6), c’est-à-dire du divertissement qui se développe avec la richesse dans une société qui tend à devenir société de loisirs. On suit ainsi le progrès de « l’inflammation », ou de la prolifération de la société-marché qui, issue de la nécessité de satisfaire les besoins naturels, en vient à devenir une industrie de l’imaginaire. Ce thème est longuement développé en République II 373 a et sq.
            Remarquons cependant que le jeu est un genre fort vaste et que, dans de nombreux dialogues, Platon nous dit que l’exercice dialectique est aussi une sorte de jeu de l’esprit. Sa condition est le loisir (skholè) qui définit la situation des hommes libres : la connaissance est contemplation et suppose qu’on puisse se détourner de la servitude laborieuse. Cependant, en désignant ici les mimèmata (ornementation et peinture), Platon semble viser la production des simulacres plutôt que la recherche de la vérité. C’est que nous demeurons dans la sphère économique qui ne peut poursuivre son expansion indéfinie qu’en donnant naissance au luxe.
            7- Enfin, le dernier secteur de l’économie est celui qui est consacré à l’alimentation (trophè : 289 a). On peut s’étonner que ce besoin vital soit mentionné en dernière place : l’alimentation semble en effet plus nécessaire à l’homme que le divertissement et l’imaginaire. Toutefois, on comprend que Platon entend ici par alimentation tout ce qui concerne les soins du corps : on y trouve l’agriculture et la chasse – production ou acquisition des nourritures – la gymnastique, la médecine et la cuisine (289 a). Déjà dans le Gorgias (464b et sq.), Platon avait distingué, dans la culture du corps ou culture physique, les deux genres de la gymnastique et de la médecine, sous lesquels se glissaient leurs simulacres, l’art de la parure pour la gymnastique et de la cuisine pour la médecine. En vérité, on comprend qu’il s’agit moins ici de l’alimentation du corps que de sa socialisation. Dans le développement de la cité-marché, c’est le corps humain lui-même qui se transforme, au terme du processus, en marchandise : les sociétés modernes ne désavouent pas Platon qui se font une idole du corps (aérobic et bodybuilding) et qui sont obsédés par la santé et la « mise en forme » (dépenses de santé et surconsommation médicale) : gymnastique et médecine. C’est ainsi que le processus d’aliénation, qui commence avec l’habillement et la parure, trouve son point d’aboutissement avec l’industrie du corps marchandise. L’industrie de l’alimentation – agriculture et chasse – ne vise plus alors à satisfaire des besoins naturels nécessairement bornés, mais une demande imaginaire par nature illimitée. Nos sociétés connaissent bien cette dangereuse « inflammation » qui donna naissance  à un véritable commerce du corps, non seulement dans la sphère des images (secteur n°6) – pornographie et séduction publicitaire – mais encore dans le commerce des marchandises – manipulations génétiques et trafics d’organes.
            Remarquons enfin que Platon met à part « tout ce qui est de l’ordre de la monnaie » (nomisma, 289 d), équivalent universel, condition générale de la circulation et de l’échange des marchandises. La monnaie n’est pas un produit comme les autres, elle est la forme universelle et indifférenciée de la richesse, la commune mesure simplement quantitative. A l’inverse de la juste mesure, qui définit les conditions d’équilibre et d’harmonie, son accumulation est illimitée. La monnaie est la seule et véritable idole de la cité-marché.   

*

            Ces diverses fonctions économiques étant définies, Platon passe aux fonctions sociales qui leur correspondent. Il est vrai que cette correspondance ne se fait pas terme à terme ; néanmoins tous les serviteurs de l’Etat sont au service de la cité-marché qui vient d’être décrite, c’est-à-dire d’une économie purement quantitative, et incapable de définir ses limites ni ses fins. C’est pourquoi tous entrent dans la catégorie des « esclaves et serviteurs de toutes sortes », douloi kai hupèrtai (hupertès est un rameur ou un matelot qui sert sur une trière. La métaphore sera renforcée plus loin lorsque l’Etranger, revenant au modèle du Roi omniscient, proposera comme image – eikôn – du politique le médecin – iatros – et le capitaine de navire – kubernètès – 297 e). On comprend que Platon généralise ici considérablement la fonction servile : tout individu aliéné à un travail dont il ignore la finalité est un esclave. C’est ainsi que tous ceux qui participent au fonctionnement de la cité-marché, incapable par elle-même de définir sa finalité ni de trouver sa juste mesure, sont des esclaves. Tels sont « tous les salariés et les hommes à gages que nous voyons offrir leurs services à tout venant » 290 a.
            Platon distingue d’abord les plus serviteurs entre les serviteurs (megistous hupèretas 289 d), c’est-à-dire les esclaves. En tant que producteurs (par exemple les esclaves qui travaillent dans les mines), ils participent à la « confection du tissu » politique (289 c). Ils sont pourtant les plus éloignés de l’art royal, car les plus aliénés aux impératifs de la production – l’art politique étant au contraire consacré à la définition des objectifs et des fins (art donc libre et non servile, puisqu’il détermine lui-même sa propre fin, et ne se soumet pas à une contrainte extérieure). Cette première catégorie sociale correspond à la double fonction économique de l’extraction des matières premières et de la fabrication des objets manufacturés. C’est ainsi que, selon Platon, les travailleurs de l’industrie sont « les plus serviteurs d’entre les serviteurs ». En leur refusant la dignité de l’art politique (« ils n’ont pas la moindre part à l’art royal » : 289 e1), Platon montre qu’il n’attend pas des prolétaires le salut de la cité – c’est le moins qu’on puisse dire !
            Seconde classe : « ceux qui changent monnaie contre denrée et monnaie contre monnaie » 289 e. On reconnaît là les commerçants qui assurent la fonction économique du transport et de la distribution des marchandises. Echangeant monnaie contre monnaie (usuriers et changeurs), ils sont plus emblématiques que tous les autres de l’absence de finalité de la cité-marché : « il n’y a pas de danger que nous les trouvions jamais tenant une part de la fonction royale », 290 a. 
            Après les secteurs primaires et secondaires, Platon considère les fonctions sociales correspondant au secteur tertiaire, c’est-à-dire de ce qu’on nomme précisément « les services ». Il s’agit bien entendu des serviteurs de l’Etat. Platon en distingue trois formes :
            La bureaucratie : « la classe des hérauts (porte parole du gouvernement) et de ceux qui, à force de servir, deviennent savants dans les écritures » – sophoi peri grammata 290 b2. Plus loin, Platon critiquera l’attachement presque superstitieux à la loi écrite. L’écriture fige et fixe la parole, dont l’essence est d’être toujours en chasse selon la progression dialectique. Les greffiers de la République, les scribes de la Nation, sont serviteurs et non politiques. La bureaucratie, loin d’être un secours, finit par être un poids qui entrave les décisions et fait obstacle au jeu politique.
            La race sacerdotale (iereôn genos, 290 c). En effet, la royauté sacerdotale n’a pas entièrement disparu de la vie démocratique à Athènes. Elle demeure sous la forme de l’archonte-roi, au pouvoir surtout symbolique, mais qui avait hérité des fonctions religieuses et judiciaires de l’ancien roi. Platon fait ici explicitement référence à cette dignité : « celui des magistrats que le sort a fait roi et auquel incombent ceux de ces antiques sacrifices qui sont les plus solennels et les mieux consacrés par la tradition » (290 e). En effet, les neufs archontes – la magistrature la plus ancienne à Athènes – étaient désignés par tirage au sort. Platon les décrit ironiquement comme des sortes de commerçants avec l’au-delà : ils échangent avec les dieux sacrifices contre bienfaits, victimes contre faveurs. De même que ceux qui commercent avec les hommes, ceux qui commercent avec les dieux sont incapables de définir le projet politique que leur trafic soutient. En fait, le roi sacerdotal, depuis la grande révolution, n’est plus que l’ombre de lui-même. Survivance d’un temps révolu, il est une sorte de curiosité politique bien incapable de donner à la cité un avenir. Cette figure est même un peu ridicule, tant est grand l’abîme qui sépare sa dignité apparente (être en relation avec les dieux) de son pouvoir réel (à peu près nul).
            C’est ainsi que le roi sacerdotal est devenu un personnage de théâtre, dont  l’apparence seule est solennelle : « Prêtres et devins ont des airs assurément pleins d’importance et jouissent d’un prestige en rapport avec la grandeur de leurs entreprises, tellement qu’en Egypte un roi ne peut régner s’il n’a la dignité sacerdotale » (290 d). Mais il est vrai que l’Egypte n’est pas la Grèce, ni Thèbes Athènes : dans la cité grecque, le roi devin a été destitué par la révolution politique. Parvenus à l’âge de raison, les hommes aspirent à se gouverner eux-mêmes. Ajoutons qu’il y a quelque paradoxe – apparent – à faire du roi sacerdotal un esclave. Et en effet, il ne peut être que l’interprète d’une transcendance, et sa politique est par conséquent privée de raison. Aliéné à la magie et au système des croyances, le roi sacerdotal n’est pas libre de faire vraiment de la politique.
La bureaucratie rassemble les commis de l’Etat, les serviteurs de la cause publique. Ce sont les hommes de l’ombre, qui travaillent dans les coulisses. Inversement, le roi sacerdotal – ou ce qu’il en reste : l’archonte-roi – dont la fonction est maintenant toute théâtrale, possède une autorité qui est de représentation. Dans la société du spectacle qu’engendre inévitablement la cité-marché, le roi sacerdotal correspond à l’industrie de l’imaginaire (ornementation et peinture, secteur n°5), il incarne le rôle sacré de l’ancien pasteur divin. Mais cette représentation religieuse (la royauté est en effet ici tirée au sort – 290 c – et le tirage au sort est une recette magique pour consulter les dieux) se redouble d’une représentation laïque : Platon songe ici au spectacle politicien où le sophiste est roi, univers de la « médiacratie », des conseillers en images et des experts en communication. Tout comme le roi sacerdotal – son double religieux – le sophiste ne possède pas le pouvoir, mais seulement l’ombre du pouvoir. Lui aussi est esclave, esclave de l’opinion qu’il est toujours contraint de flatter, des « sondages » auxquels il doit s’efforcer de « coller ». Enchaîné par le désir de plaire, il est ce que l’opinion veut qu’il soit : le sophiste est ainsi une sorte de Protée en constante métamorphose. Expert en l’art de retourner sa veste, il demeure pourtant identique à lui-même par la voracité de son appétit de pouvoir. C’est pourquoi, malgré ses diverses transformations, il appartient constamment au genre de la bestialité plutôt que de l’humanité : « Des hommes dont plusieurs ressemblent aux lions, aux centaures, à d’autres monstres de ce genre, un plus grand nombre encore aux satyres ou bien aux bêtes qui ont peu de force et beaucoup de ruses » (291 b). On pense au Calliclès de Gorgias, à la fois loup et renard selon une image célèbre de Machiavel (Prince XVIII). Le Sophiste ne comparait-il pas le sophiste au loup ? Avec le magicien (goès, 291 c3), expert en déguisement, la bestialité fait une entrée inquiétante en politique.

*

             A cette description très réaliste des structures de la société réelle, structures économiques et sociales, il convient d’opposer la forme véritable de la cité idéale que détermine, non pas l’expérience, mais la connaissance rationnelle, ou « science », de la juste mesure  en politique.

             b- Les structures de la cité idéale (291 d 293 e): à la recherche de la Juste Mesure

             Reprenant un débat déjà traditionnel de son temps, Platon distingue alors entre les diverses formes de constitutions, non pour décrire ce qu’elles sont en réalité, mais pour tenter de définir leur essence, c’est-à-dire leur forme propre ou leur juste mesure. C’est chez Hérodote qu’on rencontre pour la première fois la division vite devenue classique entre monarchie – gouvernement d’un seul – oligarchie – gouvernement de quelques-uns – et démocratie – gouvernement de tous (Hérodote, Histoires III, 80-82). Les circonstances qui, chez Hérodote, introduisent ce débat constitutionnel ne sont pas indifférentes.
             Un mage usurpateur, Smerdis, a détrôné un monarque qu’avait tenté la démesure, Cambyse qui avait fait assassiner son frère. Des nobles se révoltent, tuent le Mage et discutent du meilleur gouvernement pour la Perse. Otanès parle contre la monarchie – qui devient aisément tyrannie, comme le règne de Cambyse l’a montré – et se prononce pour la démocratie : « Mettons le peuple au pouvoir, car seule doit compter la majorité ». Mégabyze propose l’oligarchie : « il n’est rien de plus stupide et de plus insolent qu’une vaine multitude ». Donc : « Choisissons parmi les meilleurs citoyens un groupe de personnes à qui nous remettrons le pouvoir : nous serons de ce nombre ». Enfin Darius dit que la monarchie l’emporte sur les deux autres formes de gouvernement : la démagogie corrompt la démocratie et les oligarques finissent par se haïr et s’entretuer. La majorité des conjurés – ils sont sept – se rallie à l’opinion de Darius. On s’en remet au sort – le premier dont le cheval hennira au lever du soleil – et Darius l’emporte par un stratagème.
             On comprend que la fameuse trinité des formes de gouvernements n’est pas dénuée d’arrière-pensées : Otanès est démocrate parce qu’il renonce à la lutte pour le pouvoir (il se retire de la compétition après qu’on ait choisi la monarchie), Mégabyze souhaite gouverner avec ses pairs et Darius veut pour lui tout le pouvoir. Aussi Platon est-il fondé à dénoncer l’arbitraire de cette division traditionnelle des formes de gouvernement. Leur critère de distinction est purement quantitatif (tous, quelques-uns ou un seul), alors que la recherche de la juste mesure doit nous conduire à une mesure qualitative et intrinsèque, c’est-à-dire dérivée de l’essence même de l’art politique, et non d’un critère purement extérieur : « Ne nous apercevons-nous pas que le caractère qui doit nous servir à distinguer les constitutions, ce n’est ni le "quelques-uns" ou le "beaucoup", ni la liberté ou la contrainte, ni la pauvreté ou la richesse, mais bien la présence d’une science (epistèmè) ? » 259 c. Une science, c’est-à-dire la connaissance d’une essence. C’est ainsi que les trois formes de gouvernement changent radicalement de sens selon que celui qui les exerce possède ou non la science politique : le gouvernement d’un seul (monarchie) est ainsi royauté (basilikè) ou tyrannie (turannikè) (291c) ; le gouvernement de quelques-uns est aristocratie ou oligarchie (291c) ; quant à la démocratie, le gouvernement de tous ou de « beaucoup », elle porte toujours le même nom remarque Platon : « Quant à la démocratie, que la foule y commande de gré ou de force à ceux qui possèdent, qu’elle observe exactement les lois ou les méprise, personne ne s’avise d’ordinaire de rien changer à ce nom » (292 a).
             Platon ne manque pourtant pas de néologismes pour désigner la forme corrompue de la démocratie : dans la République, il évoque ainsi la « théâtrocratie » et la « foire aux constitutions » que devient la démocratie quand elle verse dans la démagogie. Pourquoi, dès lors, la démocratie porte-t-elle, dans le Politique, le même nom, qu’elle soit exercée avec ou sans science (l’Étranger reviendra sur cette particularité en 302 d) ? La réponse est sans doute que la démocratie suppose le renoncement à la science politique : la constitution démocratique est politiquement sceptique. Si l’homme n’est pas capable de connaître clairement la juste mesure en politique, alors « la démocratie est le pire des gouvernements à l’exception de tous les autres » (Churchill). A défaut de science, on se contentera de l’opinion générale qui a du moins le pouvoir de rassembler le plus grand nombre. Aussi serait-il inconséquent de distinguer deux formes de démocratie, selon qu’elle est exercée avec ou sans science, puisqu’elle suppose précisément qu’on ne saurait accéder à une véritable science du politique.

*

            Cependant nous n’en sommes pas encore là, et cherchons encore la « juste mesure » qui permettrait de fonder le pouvoir sur une science politique, exacte et rigoureuse. Il faut alors remarquer avec Platon que, si cette hypothèse se vérifiait, les conséquences pourraient en être redoutables.
            En premier lieu, la science est difficile et rares sont ceux qui peuvent se dire savants – comme on peut dire de Théodore qu’il est savant en géométrie. « La droite forme du commandement – orthè archè 293 a – c’est en un seulement, ou bien en deux, ou dans quelques-uns tout au plus qu’il faut la chercher » (293 a). Si la politique est une science, alors la démocratie, qui postule précisément l’impossibilité de cette science, est immédiatement discréditée. Le savant politique serait alors aussi rare qu’un « champion au jeu d’échecs » (Diès), « au jeu de trictrac » (Chambry) : il s’agit encore de ce jeu de dé que les Grecs nommaient pesseia ou petteia. C’est au pion de ce jeu qu’Aristote, dans le texte célèbre des Politiques, compare le citoyen. Si la politique était aussi rigoureuse qu’un jeu d’échecs, alors il serait aisé de désigner le meilleur puisqu’il n’y a à ce jeu qu’un seul gagnant possible. Mais le dialogue du Politique ne suppose-t-il pas précisément le contraire, lui qui veut défendre la véritable politique des mille et uns rivaux et prétendants qui contestent son pouvoir ?
            De plus, s’il existe une science du Politique, alors le roi – seul expert ou initié parmi les ignorants, double rationnel du roi sacerdotal qui tenait son pouvoir de la magie et des dieux – est fondé à exercer sa science par contrainte et avec violence. Comme un médecin impose un traitement désagréable – « qu’ils guérissent de gré ou de force, qu’ils nous taillent ou nous brûlent ou nous infligent quelque autre traitement douloureux » (293 b) – le politique est alors en droit de « purger » et d’épurer (katharein) le corps social (293 b), d’en éliminer les éléments malsains et de surveiller l’hygiène morale des citoyens. Il peut encore exiler ou au contraire encourager  l’immigration selon ce qu’il juge bon ou nécessaire (293 d). Enfin, il n’est nullement tenu d’obéir aux lois dont l’autorité est fondée sur la tradition plutôt que sur la science. Le savant politique est la loi vivante et sa compétence confère aux jugements de l’expert force de loi : « ce qui vaut le mieux, ce n’est pas de donner force aux lois, mais à un roi sage (meta phronèseôs basilikon, 294 a) ».
            Il faut alors espérer que cette science politique soit bien véritable et non imaginaire. Car, dans ce dernier cas, le monarque prétendûment éclairé, ne serait plus en effet qu’un féroce tyran. Or il semble bien – comme le suggère aussitôt Platon – que cette prétendue science politique soit fort problématique : les lois en effet sont nécessairement générales et légifèrent sur des cas toujours individuels et chaque fois singuliers. La politique n’est qu’une science approchée, ce qui revient à dire – selon l’idée que se fait Platon de la science – qu’elle n’est pas une science : « le politique prescrira ce qui convient à la majorité des individus et dans la plupart des cas, et c’est ainsi qu’il légifèrera, en gros, pour chacun. » 295 a. Aussi est-il « incapable d’appliquer à chaque individu la règle précise qui lui convient » (295 a).
            A partir de ce moment du dialogue, Platon s’emploie à démythifier la science politique et sa prétendue compétence dans l’art de légiférer. Il est vrai que le texte est ambigu : d’une part, le savant législateur ne doit avoir aucun respect pour les lois écrites et n’écouter que ce que lui dicte sa science, tel le médecin ou le capitaine de vaisseau (296 b, 297 a). Mais d’autre part, et de façon peut-être contradictoire, Platon dénonce ici le respect idolâtre des lois écrites qui n’exprime qu’un repli réactionnaire sur la tradition et le conformisme politiques. C’est au nom d’un semblable fétichisme de la tradition et de l’autorité des ancêtres qu’Anytos accusait Socrate et exigeait sa mort. En vérité, la loi pour Platon est toujours relative et jamais absolue : elle est comme la résultante provisoire d’un échange dialectique qui toujours remet tout en question et toujours évolue. Le respect dû aux lois ne saurait arrêter l’insolence du philosophe ni l’ironie de Socrate. La philosophie se fonde par un parricide (celui de Parménide, cf. Sophiste). L’autorité des ancêtres n’est pas un interdit pour le dialecticien. Il est vrai qu’en ce sens la science politique n’est plus la connaissance des lois véritables, mais au contraire l’inquiétude de la recherche et la chasse sans fin de la dialectique. En fin de compte, la seule autorité politique que Platon reconnaisse est celle, maïeutique, de l’esprit pour lui-même, c’est-à-dire de la Raison.

*

             Remarquons enfin l’extrême importance de ce passage pour l’intelligence générale du platonisme. En effet, plus la dialectique « descendante » s’achemine vers l’expérience, plus sa légalité se trouble, plus se brouille le regard de l’esprit. La géométrie est une science parce que son objet est tout intellectuel, et que l’intelligible seul est universalisable : demeurant toujours identique à lui-même, il ne s’écarte jamais de la loi qui définit son essence. Mais le monde humain du devenir est infiniment varié et divers : la loi ne peut être ici qu’un idéal que l’expérience approche plus ou moins mais avec lequel elle ne coïncide jamais exactement. Il est vrai que l’astronomie parvient à sauver les apparences sensibles, mais c’est parce que ces apparences sont célestes et que, images de l’éternité, elles gardent quelque chose de l’immobile perfection des dieux. La musique réussit également à rendre sensibles les proportions harmoniques de l’arithmétique, mais c’est parce que la musique entretient avec l’âme une relation privilégiée : Platon ne fait-il pas correspondre chacun des modes musicaux à chacune des humeurs de l’âme (République III) ?  Mais quand on plonge davantage dans la diversité sensible, toute proportion se perd est l’esprit n’a plus de lois pour guides. La juste mesure, ou parfaite proportion (to métrion), ne légifère que dans l’intelligible. Elle est inopérante dans le sensible, où l’indéfini du singulier est rebelle à toute loi. Singularité qu’il faut comprendre de façon dynamique : c’est le mouvement qui introduit la multiplicité dans l’Être. Le mouvement intègre une infinité d’états infiniment singuliers, deux feuilles ne tomberont jamais d’un arbre de la même façon, et un même homme est incapable de recommencer exactement deux fois le même geste.
             Or, nul plus que le politique – dont on dit volontiers qu’il doit avoir les mains sales – ne plonge dans cette infinie multiplicité. Aussi est-il vain d’espérer construire une science du politique, ni d’établir ici des lois qui valent absolument. En fin de compte, il n’y a pas contradiction entre l’idéalisme épistémologique de Platon, et son scepticisme politique : le second est au contraire la conséquence logique du premier, et marque l’effet de brouillage que connaît la dialectique quand elle atteint le point ultime de sa « descente » : « Car la diversité (anomoiotètes) qu’il y a entre les hommes et les actes (tôn anthrôpôn kai tôn praxeôn), et le fait qu’aucune chose humaine n’est, pour ainsi dire, jamais en repos, ne laissent place à quelque chose de simple (haploun, qu’on peut traduire par non-composé, c’est-à-dire non relatif, donc absolu) qui vaille pour tous les cas et pour tous les temps » (294 b).  

 
V- Politique et représentation (mimèsis : 297 b – 305 e)

             Il n’y a donc, selon Platon, de loi véritable que dans le domaine de la connaissance : la loi est une instable stabilité, un moment d’équilibre dialectique que la recherche remet toujours en question. La loi est alors nécessairement la résultante du discours savant (c’est-à-dire de l’échange dialectique) et non du discours de l’opinion (c’est-à-dire du débat rhétorique). Elle est donc toujours le discours de quelques-uns – la science est rare – et non le discours du plus grand nombre – bien au contraire, la vérité ironise nécessairement le conformisme de l’opinion générale : « C’est à un petit nombre, à quelques unités, à une seule, qu’il faut demander cette seule droite constitution » (297 c), et non à « un nombreux assemblage de gens » (297 b). En ne reconnaissant pour loi que la loi scientifique, Platon prive de toute légitimité l’assemblée démocratique. Rien d’étonnant à cela, puisque la démocratie est la constitution dont le but est précisément de remédier au défaut d’une loi rationnelle. La loi véritable, c’est-à-dire fondée en raison, est donc révocable pour le savant mais, en second recours (deuteron 297 e3), irrévocable pour l’ignorant. « En second recours », c’est-à-dire après avoir reconnu que l’absolu n’a pas droit de cité et que le politique gouverne dans l’ignorance de la juste mesure. Il faut donc « interdire que personne, dans la cité, ose rien faire contre les lois » (297 c 1). Quant à la loi écrite elle-même, elle n’est que l’image provisoire – la « photographie » ou l’imitation, la représentation, mimèma – d’une recherche qui ne saurait avoir de fin.
             Le champ politique est, pour Platon, le domaine de la représentation à défaut de celui de la science. Ce qu’il nomme « les constitutions imparfaites » (ouk orthai politeiai) sont en vérité des « imitations (mimèmata) qui reproduisent parfois les beaux traits de la vraie constitution (orthè politeia), et d’autres fois la défigurent honteusement » (297 c). En effet, le domaine de la représentation peut être à la fois celui du remède (pharmakos) qui se substitue de façon bénéfique à l’absence du vrai, et celui de l’idole (eidôlon) qui se substitue de façon maléfique à l’absence du vrai. C’est pourquoi, si l’injustice ne corrompt pas la pensée du géomètre, qui considère les essences elles-mêmes, elle s’insinue au contraire aisément dans les actions du politique, qui représente la sagesse (= la science) sans la posséder réellement.
             La politique, cet art de la représentation, peut donc aisément verser dans de l’idolâtrie qui est corruption de l’eidos en eidôlon, perversion mimétique du pouvoir politique. Entrer en politique, c’est s’exposer au risque de l’injustice, qui prend alors la forme de l’idolâtrie des représentants. Cette forme porte un nom : c’est la tyrannie, dont « nous savons tous combien nous avons terriblement à souffrir de sa part » (298 a1) précise aussitôt l’Etranger. Allusion à la tyrannie de Pisistrate qui précéda l’établissement de la démocratie à Athènes (fin VIe – début Ve siècle). Le tyran est alors comparé au mauvais médecin qui, corrompu par la famille, tue le malade pour assurer l’héritage (298 ab) et au mauvais capitaine, qui abandonne ses passagers ou les jette à la mer (298 b). Et en effet, médecin et capitaine ne sont que des images (eikôn, 297 e7) de la figure du sage politique, qui demeure voilée. L’icône supplée ici au défaut de la vérité, et c’est pourquoi la perversion du modèle en sa représentation se fait si aisément. Cette perversion du sage en tyran n’est possible que par l’absence du vrai. Elle n’a pas lieu, et ne peut avoir lieu dans la science. Mais l’urgence de l’action politique contraint d’agir sans savoir, et substitue ainsi la représentation (mimèsis) à la connaissance (epistèmè).
             Qu’a donc fait Athènes pour lutter contre la tyrannie des Pisistrate ? Elle a inventé la démocratie, système de dilution de la responsabilité dans la collectivité des citoyens. La démocratie athénienne est moins le gouvernement du peuple par le peuple qu’un mécanisme de défense contre la tyrannie. La démocratie moderne est une idée positive : elle affirme la souveraineté de la volonté générale, et place par-dessus tout le salut de la Nation. La démocratie antique est une idée plutôt négative : elle met en place une série de garanties, ou de sécurités, contre la monopolisation du pouvoir personnel. Elle se prononce moins pour le peuple que contre le tyran. D’où le contresens de Hegel – et à sa suite, des historiens du XIXe siècle (par exemple Fustel de Coulanges) – qui considèrent en la démocratie athénienne la première idée de la Nation moderne. Sur ces questions, voir Moses I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Petite Bibliothèque Payot, 1976.
             Le tyran incarne le maître (c’est-à-dire le Sage) dont il n’est pourtant que l’image pervertie. La réaction démocratique refusera donc toute idée de maîtrise – c’est-à-dire de science – et même de compétence : la coutume nationale (patria éthè 298 c 2) aura force de loi et mettra fin à la recherche d’une loi meilleure ; le tirage au sort (« faire siéger au tribunal des juges tirés au sort » : 298 c) se substituera à la recherche des compétences. Platon aurait pu ici faire encore allusion à l’ostracisme qui permettait de bannir pour une durée de dix ans tout citoyen qui semblait prendre une place prépondérante. La démocratie s’empresse alors d’écrire ses lois (qui ne sont pourtant que les vieilles coutumes des ancêtres) dans le but de mettre fin à toute discussion qui pourrait donner prétexte à la domination d’un seul.
             En tombant de tyrannie en démocratie, on peut se demander avec Platon si la cité a vraiment progressé. Platon fait en effet allusion au procès de Socrate : les juges tirés au sort (298 e) font allusion aux héliastes, le reproche de « discoureur en l’air (meteôrolos) », « sophiste phraseur (adoleskhès sophistès) », fait allusion aux Nuées d’Aristophane, qui met en scène Socrate comme un sophiste roublard et voleur. On peut voir également une allusion à la bataille des Arginuses dans les capitaines « qui gouvernent les vaisseaux suivant la lettre écrite ou suivant les vieilles coutumes des ancêtres » (299 a). Le tyran étant le simulacre du sage, la démocratie, dans son horreur de la tyrannie, rejette l’idée même de la science, « car on n’a jamais le droit d’être plus savant que les lois » (299 c), c'est-à-dire de s’ériger en critique de la tradition. Démocratie du ressentiment plutôt que de la citoyenneté. La constitution démocratique consacre la toute-puissance de l’opinion qui frappe d’interdit l’esprit de recherche et définit pour tout et pour n’importe quoi des dogmes et des codes (la stratégie, la chasse, la peinture, la menuiserie, l’agriculture, l’élevage des chevaux, la mantique, le jeu d’échecs, la science des nombres… 299 b-c).
             De la tyrannie à la démocratie, on passe donc, selon Platon, de la dictature du caprice et de l’arbitraire à la dictature de la majorité et du conformisme. La démocratie est, selon Platon, réactionnaire et conservatrice (Anytos, l’accusateur de Socrate, n’était-il pas le chef du parti démocrate ?). A défaut des lois divines, à jamais bafouées par le tyran, on s’en remet aux « vieilles coutumes des ancêtres » (ta palaia tôn progonôn, 299 a), aux « coutumes non écrites de la patrie » (agrapha patria ethè, 298 c2), peut-être une allusion à l’Antigone de Sophocle… Il apparaît ainsi que le conformisme est l’essence et la vérité de la démocratie. L’idolâtrie de la loi écrite, qui devient « code », suggramata, 299 d, refoule le vide que découvre la chute de la tyrannie, l’abîme dans lequel disparaît le sphinx de Thèbes. Seule la philosophie, c’est-à-dire l’exercice dialectique, peut remédier à l’aveuglement d’Œdipe.
             C’est pourquoi la démocratie est vouée à la représentation et au théâtre. Elle est un décor qui vaut moins par ce qu’il montre que par ce qu’il dissimule et refoule : l’énigme qui étonne la pensée et se trouve au principe de la philosophie. La démocratie joue la tradition contre la réflexion. Dans sa critique de la démocratie, Platon n’est guère éloigné du procès que Pascal dresse contre la coutume. Dès lors, les hommes sont « asservis à la loi écrite » (300 a 2) et « la loi prohibe toute recherche » (zètein, 299 e7).
             En l’absence du sage, la question politique se pose donc dans les termes d’une alternative impossible : tyrannie ou démocratie, c’est-à-dire dictature de la démesure (« amour du gain ou caprice personnel », 300 a) ou dictature du conformisme. Si Platon affirme pourtant que la tyrannie est « cent fois pire » (300 b) que la démocratie, c’est que, dans l’ignorance, mieux vaut s’en remettre à la coutume – qui prend ici le nom de loi – plutôt que de bafouer les lois. L’habitude en effet procure une sécurité fictive et apporte à la cité le simulacre de la paix. C’est ainsi que Platon semble se rallier – in extremis et faute de mieux – à la démocratie : dans le refus de philosopher, mieux vaut encore la paix démocratique à l’oppression tyrannique.
            C’est là le deuteros plous (300 c1), « la seconde navigation », le second recours ou solution de secours, auquel il faut bien se résigner quand la science ne peut se prononcer. Tout au plus Platon peut-il souhaiter que le conformisme démocratique soit tempéré et que la cité soit tolérante pour l’ironie du philosophe. 

*

             La démocratie, fondée sur l’opinion, est condamnée à l’immobilisme. Seul peut aller contre la loi celui qui sait et qui, de ce fait même, « ne se soucie aucunement de la lettre écrite » (300 c) : « S’ils agissent avec compétence – s’ils sont entekhnoi (300 c1) – alors il ne s’agit plus d’imitation (mimèma) mais de vérité (alèthés) » (300 d-e). Seul le Sage – le philosophe n’est que « l’ami » de la sagesse – peut remédier au risque d’injustice auquel s’expose le règne de la représentation et du simulacre. En l’absence de science, il nous faut renoncer aux constitutions véritables et nous contenter d’un « semblant de constitution », eoike politéias (300 e 11). C’est ainsi que la vraie mesure du politique – ou la mesure du vrai politique – n’est pas le nombre des gouvernants (un, quelques-uns, tous), critère purement quantitatif, donc indéfini, mais grâce auquel la démocratie croit pourtant se prémunir contre la tyrannie ; la vraie mesure consiste plutôt en ceci que le pouvoir est exercé au mépris du savoir – par l’ignorance – ou en vue du savoir – pour ceux qui cherchent. C’est la raison pour laquelle, rappelle elliptiquement l’Etranger en 300 b : « l’ensemble des constitutions que l’on distingue actuellement ne comporte pas plus de cinq noms ».
             Cinq noms en effet, et non trois – car les règnes d’un seul et de quelques-uns se dédoublent selon qu’ils s’appuient sur la science  (epistèmè) ou sur l’ignorance (agnoia). Quant à la démocratie, elle choisit l’ignorance plutôt que de s’exposer au risque de la tyrannie (qui n’est pas, il est vrai, la science, mais seulement le simulacre de la science). On obtient donc la classification suivante :

Epistèmè

Agnoia

Un

Basileus

Turannos

Quelques-uns

Aristokratia

Oligarkhia

Tous

 

Dèmokratia

            Cependant « il ne pousse point de roi dans les cités comme il en éclot dans les ruches » (301 e1). L’homme n’est pas politique au même titre que l’abeille : il doit lui-même s’élever à cette science politique que l’animal suit par instinct. Il faut donc « se rassembler pour écrire des codes et imiter le mieux qu’il est possible la vérité » (301 c). Puisque nous sommes désormais privés du secours du pasteur divin – s’il existait, ce monarque serait aussitôt acclamé, et il gouvernerait dans la félicité (301 d) – contentons-nous d’une « imitation » qui ressemble le plus possible à l’idéal. Il existe en effet des cités plus stables et plus fortes que d’autres, et cela « malgré le mal qui ronge les cités depuis un temps infini » (302 a). Ce mal est le règne du simulacre auquel la politique des hommes est vouée : l’écriture est le simulacre de la parole enseignante ; la coutume est le simulacre de la science ; la loi est le simulacre de la connaissance. Dès lors, il faut renoncer à la constitution véritable (« mettons à part la droite constitution », 302 c) et se résigner aux « constitutions imparfaites » – ouk orthè politeia (302 b 5). En ce cas, le critère de différenciation constitutionnelle, ou principe de dichotomie (302 e), n’est plus la science ou l’ignorance mais la légalité (ennoros) ou l’illégalité (paranomos). On obtient alors une nouvelle classification – de six, et non plus de cinq, constitutions, le nouveau principe de dichotomie s’appliquant indifféremment aux trois formes de gouvernement :

 

Légalité

Illégalité

Monarchie

« La meilleure »
302 e 11

« La plus insupportable »
302 e 12

Oligarchie

Moyenne

Moyenne

Démocratie

« Faible en tout », 303 a 4
« La pire », 303 a 8

« La meilleure »
303 a 8

             C’est ainsi que la pire légalité est celle du conformisme majoritaire, et que la meilleure légalité est celle du despotisme éclairé ; et que la pire illégalité est celle de l’arbitraire monarchique, et la meilleure celle du débat démocratique. Quant à la constitution philosophique, ou gouvernement du sage, elle est « comme un dieu parmi les hommes », oion theon ex anthrôpôn (303 b4). Cependant, depuis la grande révolution de l’univers, le « dieu » ne s’est-il pas détourné des affaires humaines ? Depuis ce temps, la politique est abandonnée aux illusionnistes et aux imitateurs, mimes, charlatans et sophistes, mimètas, goètas kai sophistès (303 c 4-5). Platon évoque encore une troupe de « centaures et de satyres » – c’est-à-dire le chœur comique qui danse selon l’orchestre au dernier acte de la représentation : « Eh bien, nous en sommes donc, l’on peut dire, à la clôture d’un  drame – ne parlions-nous pas tout à l’heure d’une troupe de centaures et ce satyres qu’il fallait séparer de l’art politique ? » (303 c-d).

*

             Platon, cependant, ne veut pas conclure sur ce ton de farce (plaudite, cives, comoedia finita est). Voulant dégager le lieu où doit se déployer l’ultime dialogue – le Philosophe – il indique le chemin qui conduit à l’introuvable science politique. Il s’agit alors de s’élever de la multiplicité des constitutions manifestes, apparentes, à l’essence pure du politique en tant que tel. Si toutes ces constitutions participent à l’essence du politique, alors quelle est cette essence elle-même ? On reconnaît là la méthode socratique (Ménon : des multiples vertus à l’essence de la vertu) que l’Etranger compare à l’épuration du minerai d’or (303 d).
             L’image de la dissection sacrificielle se référait au tissu du langage, sur lequel le philosophe réfléchit l’entrelacement indéfini des idées. Dialectique horizontale. L’image de l’épuration de l’or se réfère moins à la connexion des idées entre elles (le tissage) plutôt qu’à la hiérarchie qui conduit des idées à l’Idée des idées, selon le mouvement de la dialectique ascendante. Par là se confirme qu’il s’agit bien d’une transition avec l’improbable dialogue le Philosophe : le Politique est en effet le dialogue du tissage horizontal – selon la constante métaphore – et non de l’ascension dialectique vers le principe suprême. Pour effectuer ce mouvement, il faudrait s’élever des sciences politiques (le pluriel est ici l’aveu de l’ignorance du principe) à la science des sciences ; ou bien encore des techniques – ou des moyens – de l’action politique à la définition de la fin suprême de toute activité politique, définition qui fait tout l’objet de ce que Platon appelle « la véritable science royale » (305 a). Qu’il appartienne au Philosophe de formuler cette définition ne doit guère nous étonner puisque nous savons déjà que, selon Platon, la fin dernière des cités humaines est l’échange dialectique, c’est-à-dire l’enseignement philosophique.
             Aussi Platon distingue-t-il ici l’apprentissage (mathèsis, 304 b 1), habileté ignorante de sa propre finalité, de la science (epistèmè, 304 b 5) qui connaît sa propre fin. C’est ainsi que la musique (304 b) n’est qu’une virtuosité aveugle tant qu’elle ignore sa propre finalité. La fin de la musique, c’est, selon Platon, de modifier l’état de l’âme (République III ; voir aussi Aristote, les Politiques, VIII, 5). Aussi doit-elle cultiver certains modes – le dorien par exemple pour inspirer le courage – et en délaisser certains autres – le phrygien ou le lydien, qui inspirent le relâchement et l’abandon. Parmi le pluriel des sciences politiques, Platon en distingue alors trois qui lui semblent déterminantes : la rhétorique, sur laquelle s’appuie le pouvoir médiatique – elle persuade la foule en contant des fables au lieu d’instruire (304 d 1) ;  la Stratégie, sur laquelle s’appuie le pouvoir exécutif ; enfin la Justice, sur laquelle s’appuie le pouvoir législatif : « décider en matière de contrats (sumbolaia 304 b 4) selon l’article de la loi ». Rhétorique, stratégie et justice sont les piliers de l’Etat selon l’humanisme rationnel du sophiste Protagoras. Ce ne sont là pourtant que des techniques pour exercer le pouvoir, mathèsis mais non encore epistèmè. Il manque la détermination de la fin. C’est pourquoi ces sciences ne sont pas la science politique, mais seulement les gardiennes (phulax), ou les servantes (upèretès, serviteur, mais aussi rameur ou matelot) de cette science.
             Les sciences politiques concernent le prattein (305 d2) et non le theôrein ; elles connaissent les moyens de l’action mais non la fin qui doit l’orienter. La science politique n’est donc encore qu’un nom (305 c). Sa signification est encore à découvrir. En politique, les hommes savent à peu près comment ; mais ils manquent encore d’un pourquoi.

*

 

Conclusion
L’art royal : tissage et métissage

            Après avoir posé la question (qui restera ouverte et problématique, puisque le Philosophe ne sera jamais écrit) de la science des sciences politiques, ou finalité suprême des cités des hommes, on revient sur terre, c’est-à-dire dans la dimension de l’entrelacement, dans le labyrinthe de la pratique effective, dans le plan horizontal de la pratique politique (= la trame, non la chaîne). Ce plan horizontal, c’est celui que constitue l’art royal de l’entrelacement ou du métissage (è basilikè sumplokè, 306 a 1). C’est revenir de l’essence vers les existences, de l’Idée vers les phénomènes, de l’Unité vers la multiplicité. Le dialogue qui suit le Politique – le Philèbe – développe longuement, dans sa première partie, l’opposition de l’Un et du Multiple, du fini et de l’infini. Le Philèbe, dialogue éthique, porte sur la véritable nature du plaisir (èdonè) ; le Politique porte sur la Royauté (basileia). Mais tous deux ne trouvent la juste mesure que par un mélange savant qui réconcilie les contraires. Philèbe 61 c : « Nous sommes là comme des échansons devant des sources ; celle du plaisir (èdonè) pourrait se comparer à une source de miel, celle de la sagesse (phronèsis), sobre et sans trace de vin, à une source d’eau sévère et saine, qu’il nous faut toutes deux essayer de mélanger le plus possible. » De même, le Politique, privé du recours de la parfaite science, s’oriente, au terme de son parcours, vers un mélange, solution mixte et mélangée, mélange justement proportionné et non compromission bâtarde, juste milieu et non demi-mesure.
            La méconnaissance de la science suprême, qui rassemble tout savoir dans l’Idée des idées, nous interdit d’apercevoir, de discerner, l’unité de la vertu. Au vieux débat des sophistes (la vertu est-elle une pour tous ou y a-t-il une vertu spécifique pour chacun selon sa fonction dans la cité ?), le philosophe n’apportera pas de réponse définitive. Vertu : aretè, c’est-à-dire excellence. Or l’excellence de l’homme ne peut s’épanouir, pour un esprit grec, qu’au sein de la cité. La « vertu » est donc bien un problème politique, elle est le but de la paideia qui a pour tâche d’instituer la citoyenneté dans l’esprit des enfants.
            La question est alors de savoir si la définition de la vertu est un problème philosophique – auquel cas il faut s’efforcer d’en penser l’essence – ou un problème sociologique – auquel cas il faut définir le comportement conforme de chacun selon sa situation dans la cité. Les sophistes, relativistes et empiristes, se prononçant pour la seconde solution. Et c’est pourquoi Ménon, élève de Gorgias, différencie la vertu selon qu’elle concerne l’homme, la femme, l’enfant, le vieillard, l’esclave…etc. C’est là, selon le Socrate de Platon, un renoncement à penser, un oubli de l’exigence du vrai, une chute dans le conformisme. Même si la question de l’unité essentielle de la vertu reste problématique, il faut s’efforcer de la penser dans son universalité, sous peine de la voir se désagréger en compétences distinctes – en « petits métiers » – et perdre ainsi le sens de la dignité de l’homme en général.
            L’empirisme aristotélicien s’écarte sur ce point de l’idéalisme platonicien. Dans Les Politiques (I, 13, 1260 a 27 et sq.), il se range du côté de Gorgias : « La tempérance n’est pas la même chez la femme et chez l’homme, ni le courage, ni la justice, comme Socrate pensait que c’était le cas (…) Ils se trompent ceux qui disent en général que la vertu est un bon état de l’âme, une bonne conduite ou quelque chose de ce genre. Il vaut en effet beaucoup mieux énumérer les vertus comme le fait Gorgias que de les définir ainsi. » N’est-ce pas ce parti-pris méthodique qui conduit Aristote à affirmer – contre Platon – que l’homme libre et l’esclave différent  par nature (Politiques, I, 2, 1252 a 28 etsq.) ? Il est vrai, concède Platon, que dans la pratique (et la politique relève des « tâches pratiques », prattein : 305 d 2), l’unité de l’essence est moins clairement perceptible que dans la théorie.  C’est ainsi que l’esprit réussit à définir l’essence du cercle, mais qu’il peine à discerner l’essence de la vertu. La science politique se brouille dans une pénombre lunaire ; le géomètre discerne les essences dans une lumière solaire.
            La pratique et l’action, orientées vers le monde sensible, monde du devenir et de la génération, se perdent dans l’infini des différences et des singularités. Il est néanmoins possible d’organiser, de gouverner, ce multiple indéfini. La cité des hommes est en effet, selon Platon, la résultante de deux impératifs contradictoires : fermée sur elle-même, elle doit à la fois veiller, pour préserver son unité fragile, à la paix intérieure et à l’indépendance extérieure.
            La paix intérieure suppose le respect de l’ordre civil : le citoyen est un homme policé, qui se plie aux conventions de la civilité et des bienséances. Il doit donc savoir faire preuve de sôphrosunè (306 b3), c’est-à-dire de modération, de prudence et de tempérance. On traduit parfois par « sagesse » – non certes celle du savant mais de celui qui est « philosophe », en ce sens qu’il se détourne du déraisonnable et se fait une raison de ce qui convient. Mais l’indépendance extérieure suppose le courage des armées et la bravoure au combat. Il faut ici faire preuve de andreia (306 a 12), c’est-à-dire de virilité, d’énergie et de bravoure. Ainsi se distinguent les deux visages du politique, de diplomatie et de stratégie – Périclès excellait en ces deux rôles – de souplesse et d’énergie, de compromis et de courage. C’est bien en ce sens que, bien des siècles plus tard, Machiavel écrira que le sage politique doit savoir être à la fois renard et lion (Le Prince, XVIII).
            Les deux figures s’opposent pour les Grecs comme Ulysse – habile à se concilier les autres, qui sait parler avec discernement – et Achille – soulevé par l’enthousiasme, libre et indomptable, fût-ce devant la mort. Tels sont la prudence civile et la fureur guerrière, le respect des lois et l’amour de la liberté, le citoyen et le héros. La sôphrosunè est en effet la vertu des citoyens : Ulysse succède à Achille comme l’âge des cités, qui n’obéissent qu’à leurs constitutions, succède à l’âge de l’épopée et des héros, l’aristocratie féodale et guerrière de la Grèce mycénienne (Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, PUF, 1962). L’Iliade chante comment les citoyens de Troie, la cité aux hautes murailles, ont été vaincus par les guerriers grecs partis loin de leur patrie. L’Odyssée dit le douloureux retour du héros vers l’objet de son plus haut désir, son épouse, son foyer, sa patrie. Déjà, dans la République, livre VI, Platon, définissant les quatre vertus cardinales de la cité, énumérait la sagesse (sophia), le courage, (andreia, 429 c et sq.), la prudence (sôphrosunè, 430 e et sq.) et la justice (dikaiosunè). Il semble alors que si la sagesse convient aux gouvernants, le courage convient au guerrier et la tempérance aux commerçants – selon la division en trois classes de la cité platonicienne – tandis que la justice ou amour des lois assure la concorde et l’harmonie du tout.
            C’est bien encore cette même question de l’harmonie que pose ici Platon : comment faire naître l’amitié (philia, 306 c1) entre le courage et la prudence, qui semblent pourtant vertus contradictoires. Comment réconcilier les frères ennemis – le sage Etéocle, le fougueux Polynice – comment convaincre Achille d’entrer en société avec Ulysse ? Ce problème est celui, plus général, de la philosophie elle-même : née de la cité, elle s’efforce de transposer l’antique valeur de l’exploit héroïque dans le langage de la raison – maîtrise de soi et tempérance (sôphrosunè) – seul capable de se faire entendre dans l’assemblée des hommes libres. La dialectique prend le relais de l’épopée, la joute oratoire le relais de la joute guerrière et la conscience de soi succède aux anciennes vertus : fureur et démesure. Socrate est le héros paradoxal de ce renversement.
Platon souligne alors l’opposition de l’éthique héroïque et de l’éthique dialectique. L’éthique héroïque met en avant les valeurs de la promptitude (de corps comme d’esprit) : oxutès, et de la vitesse, takhos (306 c10), ainsi que de sphodrotès (306 e 5, véhémence, impétuosité, force). Ethique de l’action. L’éthique dialectique met en avant d’autres valeurs : èremaia (307 a1) marque le caractère doux, paisible et tranquille, bradea et malaka (307 a9) sont la lenteur et la douceur, leia et barea disent un caractère uni et grave (307 a10). Sagesse de l’homme civil, intériorisée et méditative. Ethique de la réflexion.
            Appartient encore à cette sagesse le mouvement rythmique (ruthmikè kinèsis, 307 a 10). Dans Les Lois, Platon fait de la danse du chœur dans le cercle de l’orchestre l’image la plus pure de l’harmonie civile. La fureur guerrière est plus qu’humaine et la guerre homérique mêle les hommes avec les dieux. La tempérance (sôphrosunè) civile donne à l’homme sa vraie mesure, de même que le rythme musical apprivoise le geste et lui communique la forme de la beauté. Contraires, l’éthique de l’action et l’éthique de la réflexion sont pourtant indissociables. Ainsi les enfants d’Œdipe, à la fois ennemis et inséparables. En effet, l’un sans l’autre dégénère et perd la mesure : c’est ainsi que le courage (andreia) sans la tempérance (sôphrosunè) verse dans la violence et la démesure (hubristikà) et dans l’extravagance et la folie furieuse (manikà) : 307 b 10. Platon dira plus loin que le caractère énergique, si on ne le mélange pas avec le caractère tempéré, dégénère après quelques générations en véritables fureurs (pantapas, maniais, 310 d 8). Inversement, le caractère paisible, s’il n’est pas porté par l’élan du courage, dégénère de son côté en lâcheté (deila) et indolence (blakika, 307 c2). Si on n’entrelace pas la modération à l’énergie, alors « elle devient nonchalante à l’excès et finit dans un état d’infirmité complète », comme le précise un peu plus loin Platon (310 e 2-3).
            La contradiction est donc dialectique : elle ne saurait être résolue par l’analyse, mais seulement par la synthèse. L’art royal du tissage sait donc être science des synthèses (tôn sunthetikôn epistèmè, 308 c 1). Il faut bien tempérer, comme on le fait d’un clavecin, l’âme du citoyen : l’amour exclusif de la paix conduit en effet à la servitude (307 e), il « glisse, sans qu’on y prenne garde, de la liberté à l’esclavage » (308 a 1-2) ; mais l’amour exclusif de la guerre conduit inversement à la ruine de la patrie et à la perte de l’indépendance (308 a). C’est ainsi qu’au chant VIII de l’Odyssée, Ulysse chez les Phéaciens, à la cour d’Alkinoos, pleure en écoutant l’aède Démodocos (mot à mot la poutre, la charpente – dokos – du peuple) chanter la guerre de Troie, il pleure comme, dit Homère, une femme pleure sur le corps de son époux mort. Pour le héros de la sôphrosunè, l’épopée guerrière n’a enfanté que deuils et malheurs.
            C’est ainsi que la « synthèse » du « tempérament » politique n’est pas sans rapport avec le « tempérament » musical. Le caractère énergique, écrit Platon, est oxutès (306 c10), qui se dit d’une pointe pénétrante et aiguë ; ainsi dit-on des notes hautes qu’elles sont aiguës, et Platon dans le Timée (67 b) lie expressément la rapidité (takheia) du mouvement vibratoire à l’aigu (oxeia). Inversement, le caractère paisible est lent (bradea, 307 a9) et grave (barea, 307 a 10). Dans ce même passage du Timée, Platon relie en effet la lenteur (bradea, bradutera) du mouvement vibratoire au son le plus grave (barutera) : Timée 67 b. Ajoutons que le mouvement lent est le fait d’une corde lâche, qui produit un son grave, et que le mouvement rapide est le fait d’une corde tendue, et qui produit un son aigu. Ce qui n’est pas sans rapport avec le métier à tisser, le fil de trame horizontal, restant lâche, tandis que le fil de chaîne, vertical, tendu par le peson, supporte une plus grande tension (cf. plus haut, 282 e, où Platon distingue le fil solide de la chaîne du fil « floche » de la trame). C’est ainsi que le métier à tisser ressemble à une grande ligne dont les cordes sont inégalement tendues mais qui composent pourtant ensemble le motif harmonieux d’une tapisserie sonore.
            Tout l’art du politique consiste alors à tempérer la contrariété de ces deux caractères dont l’opposition est pourtant « une source continue et profonde de haine (ekhthra) et de séditions (strasis) » (308 b 4). A tout instant, le tissu civil court le risque de se déchirer entre le parti de l’ordre et de la sécurité, et le parti du mouvement et de la liberté ; entre le sage compromis et l’exigence du changement. Pour tisser ensemble ces contraires, Platon fait curieusement appel ici au jeu (paidia 308 d3) : « la politique conforme à la nature – kata phusis – (…) commencera évidemment par soumettre ses sujets à l’épreuve du jeu. » Plus haut, Platon avait écrit que « le conflit des caractères » (diaphorà tôn eidôn, 307 d6) doit prendre l’aspect d’un jeu (paidia, 307 d6) s’il ne veut pas devenir une « maladie » (nosos) « la plus affreuse qui soit pour les cités ». Ce thème du jeu exprime ici le relatif scepticisme de la politique platonicienne. Dans Les Lois, livre VII, 797 a et sq., Platon avance curieusement que la stabilité en matière de jeux est aussi une garantie de stabilité en matière sociale et politique : « Dans toutes les cités, on a jusqu’ici universellement ignoré que les jeux sont matière d’importance primordiale pour la législation et causes, pour les lois existantes, de stabilité ou de caducité. S’ils sont en effet bien réglés, de sorte que les mêmes âges jouent toujours les mêmes jeux suivant les mêmes principes et de la même façon et se plaisent aux mêmes amusements (paignion), ils laissent aussi, aux coutumes (ta nomina) qui gouvernent les affaires sérieuses, la possibilité de durer sans que rien ne les trouble » (Lois, VII, 797 ab). On comprend alors que si le jeu est, pour Platon, formateur d’un éthos social, c’est parce que toute société humaine est à ses yeux comme un jeu, et que les lois qui les gouvernent sont semblables aux conventions qui font la règle du jeu. Le jeu, qui est rivalité réglée, guerre soumise à la discipline du contrat et aux respects des conventions, est aussi un apprentissage de la sociabilité.
            On le voit : il n’est plus question ici d’une science politique mais seulement d’une pédagogie de l’accoutumance et d’un dressage par l’habitude. Le scepticisme politique de Platon tend ainsi à suppléer à l’absence du vrai par l’établissement de la norme. Les Lois sont une œuvre de vieillesse, où Platon semble soucieux de stabilité politique plutôt que de mouvement. Mais dans le Politique déjà, Platon entreprend, pour éviter tout risque de dissension entre les caractères ennemis, d’ériger la règle du jeu en loi, la coutume bien tempérée en impératif catégorique, et la convention arbitraire en vérité nécessaire. Ainsi condamne-t-il, « par des sentences de mort ou d’exil et par les peines les plus infamantes », l’athéisme (atheotès), la démesure, (hubris) et l’injustice (adikia) : 309 a 1-3. De même Les Lois (X, 907 e et sq.) punissent de prison ou de mort l’athéisme ou l’impiété.
            N’est-ce pas là, pourtant, le motif de l’accusation qu’on a portée contre Socrate (« ne pas respecter les dieux de la cité ») ? Si la société de raison est née d’une « révolution » fondatrice, elle semble pourtant bien empressée d’en rejeter le souvenir dans le mythe et l’imaginaire, et de se ranger du côté du parti de l’ordre. Platon pourtant ne veut exclure aucun des deux caractères qui font le tempérament politique. Revenant à la métaphore du tissage, il associe expressément (en 309 b) le caractère énergique au fil tendu de la chaîne, le caractère tempérant à « l’étoffe souple et molle de la trame ». Précisant cet entrelacement, il en trouve alors l’origine dans la nature de l’homme lui-même, être au moins ambivalent et composé de deux parties : une partie éternelle (309 c 1, to aeigenes, née pour être toujours), cette part divine (theia moira) qui est, dans l’âme, la vertu maïeutique d’où procède l’enfantement du concept, c’est-à-dire la raison de l’esprit, noûs. C’est alors à la dialectique de rassembler les âmes dans la commune attention du dialogue philosophique. Cette part éternelle, comme le fil vertical de la chaîne, s’élève vers la hauteur, portée par l’élan d’Eros qui est désir de l’immortel, mais retenue à terre par le peson de la sensation, qui divertit l’esprit de la pure connaissance de lui-même. Une partie animale (309 c3, to zôogenes, née pour vivre d’une vie mortelle), qui se nourrit des nourritures terrestres et dont les jouissances sont matérielles. Pas d’ascétisme platonicien : la cité tempère les deux parties de l’âme et les tissent ensemble, elle ne se consacre pas exclusivement à la contemplation des essences. Cette partie animale, comme le fil souple et accommodant de la trame, forme le système horizontal des besoins, c’est-à-dire l’échange réglé de l’offre et de la demande. Cité non philosophique, mais commerçante, échange des marchandises et satisfaction des besoins. C’est ainsi que dans la République (VI, 429 c et sq.), Platon semblait déjà attribuer le courage aux guerriers et la tempérance aux artisans et aux commerçants, favorables à la paix, et toujours hostiles à la guerre. La dialectique est le « fil divin » qui réunit les âmes et les fait entrer en société par cette partie qui, en eux, est désir de l’immortel. L’économie est le « fil humain » (309 c 3) qui rassemble les âmes dans le marché qui se développe aux carrefours des échanges.
            La société humaine apparaît alors comme le tissage et l’entrelacement de l’interrogation philosophique et du besoin matériel, de la dialectique et de l’économie, de la maïeutique et de la communication, du questionnement et de l’échange. Si ce mélange s’équilibre au niveau d’une coutume qui n’est pas contraire à l’amour de la vérité et au goût de la recherche, selon une « opinion (doxa, 309 c 6) réellement vraie et ferme », alors on peut dire de cette cité qu’elle est « quelque chose de divin réalisé dans une race démonique » (en daimoniô genei, 309 c 8). C’est alors à l’éducation de régler et d’entretenir ce sage tempérament. C’est elle qui, comme un jeu qui nous apprend à prendre l’habitude, maintient, par le fil divin de la chaîne et le fil humain de la trame, l’unité de la vertu.
            Platon peut alors conclure cette longue métaphore du tissage par un éloge du métissage : il faut croiser les modérés et les énergiques qui, livrés à eux-mêmes, dégénèreraient en apathiques ou en fous furieux (301 de). C’est ainsi que la pureté de la race est le plus puissant facteur de sa dégénérescence et que c’est inversement par le métissage qu’elle se renforce et s’enrichit. C’est pourquoi « ceux qui agissent par le souci de la race » (tôn peri ta genè poiouménôn, 310 b 11) font fausse route : « s’attachant à leurs pareils, pleins d’aversion pour les autres, ils se laissent guider surtout par leurs antipathies (duskhéreia, dus-kheir, la répugnance à donner la main : 310 c 7) ».
            La politique des mariages doit donc favoriser l’accouplement des opposés, et les réunir ainsi « dans la concorde et l’amitié » (homonoia kai philia, 311 b 9). Pour cette conclusion, Platon innove et se révèle fort peu grec. Dans la République en effet, la politique des mariages obéissait à une véritable volonté d’eugénisme, qui veillait à ne pas mélanger les classes, comme les éleveurs règlent les accouplements des chèvres, ou des oiseaux (V, 458 e – 459 a). Cette politique de la procréation, inspirée de la législation du mariage selon Lacédémone, avait pour but « de conserver la race pure », « to katharon genos » (460 c). Platon se conformait en cela à l’idée grecque de la cité, sorte de serre où l’on cultive, en vase clos et dans toute sa pureté, l’excellence d’une race, celle de l’homme doué de parole. Aristote, si opposé pourtant au Platon de la République, est platonicien sur ce point : l’homme, la femme, l’esclave, diffèrent par nature et le sage politique doit veiller à ne pas mélanger leurs fonctions.
            Ce sera précisément la supériorité de Rome sur la Grèce, d’être carrefour et mélange, métissage et croisement : tous les chemins mènent à Rome, où se mêlent par conséquent toutes les races et tous les sangs de la terre. C’est la grandeur de Platon – dans ces dernières lignes du Politique – d’avoir deviné la stérilité d’un idéal de la pureté raciale et d’avoir conclu cette longue méditation sur le Politique par un éloge du métissage.

*****