Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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b- Analytique du beau

c- Analytique du sublime

d- Art et vie de Platon à Kant

15- L'invention du musée

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Kant. L’Analytique du Sublime

 

         Biblio : Jean-François Lyotard, Leçons sur l’analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991.

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         On doit se demander en premier lieu pourquoi Kant ajoute-t-il, à l’analytique du beau, une analytique du sublime? Deux réponses sont possibles, l’une simplement historique, l’autre plus proprement philosophique. En effet, le XVIIIe siècle a connu deux esthétiques, qui ont gouverné l’invention artistique en se partageant presque exactement le siècle (les Réflexions sur l’imitation des Grecs dans la peinture et dans la sculpture, de Winckelmann, sont publiées en 1755) : le rococo et le néoclassicisme. Aux yeux du second, le premier sombre dans la joliesse et la frivolité, aux yeux du premier le second sombre dans la pruderie et l’emphase. On pourrait ainsi rapprocher le style rococo du l’esthétique du beau, et le style néoclassique de l’esthétique du sublime. Winckelmann lui-même, dans son Histoire de l’art chez les Anciens, déclare que le style de Phidias est sublime, tandis que celui des Alexandrins n’est que beau, et propose bien évidemment aux artistes le style de Phidias pour modèle indépassable. En 1757, Edmund Burke publie A philosophical Inquiry into origine of our ideas of the Sublime and Beautiful. Il invente ainsi un nouvel effet esthétique qui réside, non dans la joliesse et la grâce, telle la Beauté, mais au contraire dans la terreur et l’informe. Kant lui-même développe ce thème et enregistre cette transformation du goût dans ses Observation sur les sentiments du Beau et du Sublime (1764).

Cependant, on doit accorder à la philosophie de Kant la dignité de penser par elle-même, et non à la remorque de l’histoire du goût. D’un point de vue proprement philosophique, ou architectonique, l’esthétique du sublime se relie nécessairement à l’esthétique du beau : le libre jeu des facultés vitales, imagination et entendement, que provoquait la rencontre du beau, est susceptible en effet d’un emballement ou d’une euphorie, que Kant nomme enthousiasme (Schwärmerei), qui le conduit à dépasser toute limite et à se porter ainsi, de la grâce mesurée du beau, à l’immensité illimitée du sublime. En effet, si le sentiment esthétique est l’expérience par laquelle le sujet s’éprouve lui-même comme un vivant, alors on ne saurait assigner de limite à l’ivresse qu’il provoque : dans l’animal, la vie est limitée à un milieu auquel il est adapté ; en l’homme seulement, le désir de vivre se porte dans l’infini, c'est-à-dire vers l’autonomie inconditionnée de la volonté, qui est liberté. L’animal n’a qu’un monde, l’homme seul contemple un univers. En ce sens, le sentiment du sublime est le sentiment du beau transporté à l’infini, élargi au-delà de toutes limites jusqu’à l’univers immense. Pourtant, entre le beau et le sublime, on ne saurait dire qu’il y a seulement une différence de degré, mais au contraire de nature : dans le sentiment du beau, c’est l’entendement qui réfléchit les formes que lui présente l’imagination, et l’opération propre de l’entendement est de définir et de limiter. C’est pourquoi la beauté nous apparaît toujours finie dans l’étendue, cette finition (plutôt que finitude) étant même une condition de sa perfection. Dans le sentiment du sublime, ce n’est pas l’entendement, mais la raison qui demande à l’imagination l’impossible présentation sensible de l’inconditionné suprasensible dont elle ressent le besoin. La raison est en effet en nous, selon, Kant, non faculté logique mais exigence de l’universel, elle est volonté pure qu’aucune limitation ne saurait contenir en particulier. Ainsi, en passant de l’analyse du beau à celle du sublime, l’esthétique se détourne de toute forme limitée ou définie et se tourne vers l’illimité et l’infini. On voit que le sublime kantien s’éloigne ainsi du sublime idéalisant de la beauté grecque tant vantée par Winckelmann : la parfaite beauté des dieux grecs réside dans leur exacte limitation et proportion ; le sublime kantien appartient plutôt à l’art chrétien qui découvre l’abîme intérieur de la destination de l’homme et en cherche une image dans l’immensité. Il est vrai que Kant lui-même ne formule pas clairement cette opposition, comme le feront après lui Schelling, et Hegel à sa suite, en opposant l’art classique à l’art romantique. Il reste que pour Kant le sublime artistique n’est pas grec, mais plutôt égyptien — les pyramides — ou chrétien — Saint-Pierre de Rome : préclassique ou post-classique, le sublime échappe à la summetria de la beauté canonique.

         Dans le beau, le sujet esthétique éprouve la force qui le fait vivant comme un jeu toujours renouvelé et harmonieux ; dans le sublime, cette même force est vitalité qui tend vers l’infini et porte la sensibilité jusqu’à son paroxysme, ou seuil critique qui marque encore la limite du supra-sensible. On comprend alors pourquoi l’analytique du beau, dont la perfection consiste dans la justesse de sa limitation, s’ouvre par le moment de la qualité, dont la limitation est précisément la troisième catégorie ; inversement, l’analytique du sublime doit commencer par le moment de la quantité, qui est elle-même illimitée et peut se poursuivre à l’infini (je ne saurais en effet concevoir un dernier nombre). En outre, dans l’analytique du sublime, Kant fait intervenir une opposition entre les catégories de l’entendement qu’il avait passée sous silence dans l’analytique du beau. Déjà dans la première Critique (« Système de tous les principes de l’entendement pur », I, 901 n.), Kant distinguait entre les catégories mathématiques que l’entendement met en jeu dans la connaissance pure (mathématique, synthèse de l’homogène, forme de l’intuition pure et a priori logique) et les catégories dynamiques que l’entendement met en jeu dans la connaissance empirique (physique, synthèse de l’hétérogène, données empiriques et a priori logique). Les premières permettent de mesurer des grandeurs, les secondes d’évaluer des forces. Cette définition n’était pas opératoire pour l’analytique du beau, car le beau demeurant dans les limites d’un jeu harmonieux ne rencontre jamais la résistance d’une force : le beau est en effet l’expression de la grâce, et non du conflit ni de l’opposition. En revanche, le sublime outrepassant toute limite et conduisant la sensibilité vers le suprasensible, il doit nécessairement rencontrer un absolu qui dépasse le domaine propre de l’esthétique, et se heurter à l’impossible représentation de l’inconditionné. Le sentiment du sublime doit donc faire l’expérience d’une force invincible qui s’élève au-dessus de la sensibilité : il doit rencontrer un dieu qui se situe au-delà de toute représentation esthétique humainement possible.

         Considérons en premier lieu les catégories mathématiques de la quantité, puis de la qualité. Du point de vue de la quantité, le sublime est, selon Kant, ce qui est « absolument grand » (§ 25). Il faut distinguer en effet, dans la grandeur, selon qu’elle est relative ou absolue. La grandeur relative est l’objet d’une mesure, et la mesure consiste toujours à rapporter une grandeur à une autre, arbitrairement choisie. Cette relativité, qui fait Gulliver géant à Lilliput et nain à Brodingnag (Kant fait ici allusion au télescope et au microscope), est au fondement de tout scepticisme : l’impossibilité d’une mesure absolue, c'est-à-dire d’un critère de vérité, conduit les hommes à se résigner à la convention et à renoncer à la vérité. Il est vrai en effet que, dans le champ de l’expérience sensible, duquel l’empirisme se refuse à sortir, la grandeur sera toujours relative, et quelque soit l’immensité d’une étendue, je pourrais toujours en imaginer une plus grande. C’est donc seulement dans le domaine du suprasensible que l’absolument grand peut avoir un sens. Le sublime se rapporte donc à la dignité morale de l’homme, c'est-à-dire à sa valeur (qui n’est pas le prix) en tant qu’il a vocation de devenir libre. C’est pourquoi le sublime inspire le respect à celui qui l’éprouve : le respect est en effet le seul sentiment moral que reconnaisse Kant dans la métaphysique des mœurs. Sentiment paradoxal, puisqu’il est le sentiment du non-sensible, ou plutôt du supra-sensible : par le respect, le sujet fait l’expérience d’une grandeur morale devant laquelle la recherche d’un bonheur simplement sensible, c'est-à-dire qui accepte de se confiner dans les limites du réel, sera toujours petite : « Est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit » (§ 25). On sait en effet que selon Kant l’homme n’est pas fait pour être heureux, mais pour se rendre digne du bonheur, dont l’Idée surpassera toujours infiniment tout bonheur réel. Tout bonheur acquis n’est qu’un petit bonheur. Seule la bête est contente ; l’homme est au contraire le vivant dont le désir est infini. On pourrait alors distinguer entre l’absolument grand dans le champ esthétique, qui serait le grandiose, et l’absolument grand dans le champ moral, qui serait l’absolue majesté du divin, ou de la parfaite sainteté.

         On se demandera alors comment un spectacle sensible (le sentiment du sublime est un sentiment esthétique) est susceptible d’éveiller en l’homme l’écho de sa destination morale, c'est-à-dire de l’ouverture à l’infini qui fait seule sa valeur, ou bien encore comment le grandiose peut-il être l’image du divin. Trop petit, le sublime n’imposerait pas sa grandeur à l’esprit et tomberait sous le coup des mesures de l’entendement ; trop grand il lasserait l’imagination qui se perdrait dans l’illimité. Le sublime en effet, en tant qu’il correspond au besoin de la raison, doit présenter une image de l’infini, mais dans la forme du tout. La raison pense l’infini dans la forme du tout car elle est volonté de soumettre le divers à l’unité de sa loi, d’en opérer ainsi la synthèse dans la totalité de son système. : « Que l’on puisse seulement penser l’infini comme un tout, c’est là ce qui indique une faculté de l’esprit qui dépasse les sens » (§ 26). Or, c’est précisément le propre du sublime que de présenter symboliquement à la sensibilité une idée suprasensible. C’est pourquoi « le vaste océan, soulevé par la tempête, ne peut être dit sublime. Son aspect est hideux » (§23). L’océan en effet est une image de l’infini, mais chaotique et non totalisée. Il y a donc paradoxalement une juste mesure de l’immensité, une norme de l’é-norme : c’est ainsi que les pyramides d’Égypte ne font tout leur effet ni trop près, car alors l’illimité l’emporte sur le tout, ni trop loin, car alors la forme du tout refoule l’immense. Kant prend encore pour exemple l’église Saint-Pierre de Rome. Exemple intéressant pour diverses raisons : c’est en premier lieu pour construire Saint-Pierre que la papauté a envoyé diverses missions pour la vente d’indulgences, missions qui ont été à l’origine de la Réforme et de la protestation d’un Luther. Saint-Pierre, sanctuaire de l’Église romaine, est donc proposé ici en exemple par l’allemand Kant. Ceci annonce le tournant romantique qui se détournera de la religion prosaïque et bourgeoise de l’Église luthérienne et se convertira, pour quelques années du moins, au catholicisme (1). En outre, c’est un lieu commun de la littérature artistique de vanter l’énormité des proportions de Saint-Pierre, et cependant l’harmonie parfaite du tout qui réussit à faire oublier cette énormité (2). C’est pour cette raison que l’exemple de Saint-Pierre vient à l’esprit de Kant. Au XXème siècle, un Panofsky affirme encore que Saint-Pierre est harmonieusement conçue, malgré l’énormité de ses proportions, et selon les règles de Vitruve qui prend pour module fondamental les proportions du corps humain, si bien que « le visiteur peut dilater sa propre stature idéale en accord avec la taille réelle de l’édifice » (La Renaissance et ses avant-courriers, fin du premier chapitre « La “Renaisance” », p. 30) ; inversement, prétend Panofsky, la cathédrale gothique, bien que de dimension moindre, nous fait ressentir notre petitesse en la rapportant à une majesté toute mystique et surnaturelle : « l’architecture médiévale prêche l’humilité chrétienne ; l’architecture classique et de la Renaissance proclame la dignité de l’homme » (30).

         Si le moment de la quantité réfléchit la juste mesure selon laquelle l’immense inspire le sentiment du sublime, le moment de la qualité souligne le sentiment de respect que le sublime inspire. Le paradoxe est ici, du point de vue de Kant lui-même, qu’un sentiment esthétique puisse inspirer le respect, alors que dans la seconde Critique, seule la loi morale, c'est-à-dire la pensée de la liberté, était digne de nous inspirer le respect. C’est pourquoi, ajoutait Kant, nous ne saurions respecter des choses ni des bêtes, mais seulement des êtres raisonnables, c'est-à-dire qui ont la liberté pour destination. Or, ce sont ici des orages, des éclairs, des volcans qui nous inspirent le sentiment du sublime, qui sont phénomènes de la nature et non manifestations d’une liberté. Aussi le respect suggéré par le grandiose naturel est-il un sentiment mêlé, et dont la valeur morale est incertaine : de même que l’immensité sublime est l’image réfléchie (« hypotypose symbolique » : § 59) de ma destination morale (et le ciel étoilé au-dessus de ma tête de la loi morale au fond de mon cœur), de même le respect esthétique n’est-il que l’image du respect moral. Aussi verse-t-il aisément dans l’enthousiasme et la « sensiblerie » (II, 1046), et se laisse-t-il emporter par l’émotion de l’illimité au lieu de maintenir fermement l’impératif de la liberté. On peut en ce sens considérer que le sentiment du sublime n’est qu’une image dépravée de la liberté, la chute de la raison dans la sensibilité, un emportement de l’imagination qui n’est en vérité qu’un dévoiement de la moralité. La liberté sera toujours pour Kant dans l’obéissance à la loi de l’autonomie, qui est une loi de la raison et non du sentiment, et non dans l’euphorie enthousiaste du grandiose. Le poète Heinrich von Kleist, grand admirateur de Kant, illustrera à sa façon cette pensée dans son drame le Prince de Hombourg, qui sera joué en 1821, soit dix ans après la mort de Kleist.

         Il reste maintenant à analyser le sentiment du sublime du point de vue des catégories dynamiques de la relation puis de la modalité. Cette fois, l’objet du sublime n’est plus l’immensité mathématique de l’univers, mais l’intensité dynamique des forces qui se déploient en lui. Le sublime mathématique contemple l’univers infini ; le sublime dynamique contemple la nature déchaînée. Ici encore, une juste mesure doit être définie : une force que la volonté de l’homme peut maîtriser ne saurait être sublime, puisqu’elle est par là même soumise au calcul et à la mesure de l’entendement ; mais inversement, une force que plus rien ne pourrait maîtriser et qui menacerait mon existence même serait l’objet d’un sentiment de terreur, mais nullement d’un sentiment esthétique. Ainsi faut-il dire que le sublime dynamique nous inspire une peur (§ 28), mais une peur qui n’est pas telle que nous ne puissions la surmonter. Toutefois, comme nous ne sommes pas en mesure de la surmonter techniquement, c'est-à-dire par les connaissances d’entendement, ce ne peut être que moralement que nous avons le sentiment de la vaincre. C’est ainsi que la tempête n’est sublime que pour celui qui est en sécurité sur le rivage, non parce que (tel l’épicurien du célèbre début du livre II du De Rerum natura : « Suave, mari magno… ») il jouit de se sentir à l’abri, mais parce que l’humanité en nous mesure sa force d’âme à la force aveugle des éléments déchaînés. C’est donc le pouvoir moral que nous opposons à la menace de mort qui se réfléchit dans le sentiment dynamique du sublime. C’est pourquoi « la guerre elle-même, lorsqu’elle est conduite avec un ordre et un respect sacré des droits civils, a quelque chose de sublime en elle-même » (§ 28). « La liberté ou la mort » : la disjonction vaut aussi comme une conjonction. C’est seulement dans la proximité de la mort que l’infinité de notre destination morale donne sa vraie mesure. Donc : non pas plutôt mourir que de renoncer à la liberté, mais plutôt défier toujours la mort pour donner la vraie mesure de notre grandeur morale. Une existence en laquelle la menace de mort aurait disparue serait en effet pour Kant l’existence nonchalante de bergers d’Arcadie qui se détourneraient de l’exigence morale, choisiraient de végéter plutôt que de vivre et finiraient par dégénérer dans l’animalité (Histoire universelle..., « Quatrième proposition », II, 193). C’est ainsi qu’une force ne peut se connaître elle-même qu’en se mesurant à une autre force : aussi le sublime dynamique est-il ici pensé sous le moment de la relation, relation étrange toutefois puisqu’elle s’établit entre des forces incommensurables, celle de la menace physique et celle de l’héroïsme moral, entre la nature et la liberté.

         Reste enfin, pour achever cette analyse du sentiment du sublime, le moment de la modalité. Ce moment, pour le sentiment du beau, avait conduit Kant à penser sa nécessité, c'est-à-dire la possibilité de sa communication entre les hommes. Un sentiment contingent demeure en effet particulier, mais un sentiment nécessaire peut être universellement partagé. Qu’en est-il de ce point de vue du sentiment du sublime? Nous avons vu que l’appel, ou la vocation (aufruft, § 28) à la liberté est fonction de la violence du conflit qui nous met en demeure de devenir libres. Le fruit de ce conflit fécond, qui contraint les hommes malgré eux, c'est-à-dire malgré leur indolence naturelle, à cultiver leur talent et à donner le meilleur d’eux-mêmes, c’est ce que Kant nomme la culture. Le sentiment du sublime sera donc d’autant plus nécessairement partagé entre les hommes que les hommes seront davantage avancés dans le progrès de la culture. Inversement, plus la liberté de l’homme sommeille dans la naturalité d’une existence satisfaite d’elle-même, plus le sentiment du sublime paraîtra déraisonnable et même extravagant. C’est ainsi que Henri de Saussure qui réussit le premier à vaincre le Mont Blanc au mois d’août 1786 (Y. Ballu, A la conquête du Mont Blanc, « Découvertes Gallimard » ; l’alpinisme, sport kantien par excellence, est un exact contemporain de la métaphysique des mœurs) paraissait un peu fou à un paysan savoyard qui comprenait mal l’intérêt de monter sur les glaciers à seule fin d’en redescendre (§ 29). Devant la menace dynamique du grandiose, l’homme que la culture n’a pas formé moralement est épouvanté et nullement enthousiasmé. Au lieu d’éprouver, il est vrai esthétiquement plutôt que de façon purement morale, la grandeur absolue de sa destination, il sombre dans la superstition et se prosterne devant la tempête, ou devant la montagne. C’est ainsi que la superstition et l’idolâtrie restent sourdes à l’appel de la liberté qui retentit dans le sentiment du sublime : « la superstition ne fonde pas dans l’esprit la crainte respectueuse pour ce qui est sublime, mais seulement la peur et l’angoisse devant l’Etre tout-puissant » (§ 28) (3).

         On mesure enfin combien Kant se sépare de Burke qui, dans ses Recherches philosophiques sur l’origine de nos concepts du beau et du sublime (1757 ; trad. all. 1773), considère, dans le plaisir éprouvé devant un spectacle sublime, une expression de l’instinct de conservation et le sentiment animal d’avoir échappé à un extrême danger. C’est pourquoi n’est sublime, selon Burke, que ce qui est susceptible d’inspirer la terreur. Inversement, le sentiment du sublime ne saurait se réduire, selon Kant, à un simple réflexe vital : tout au contraire, il éveille en moi l’infinité de ma destination morale qui me rend capable d’affronter le danger de la mort même, et d’affirmer ainsi une force plus grande que toute force naturelle concevable. Ainsi Kant peut-il faire songer à Pascal : « Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui ; l’univers n’en sait rien » B 347.

 

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NOTES

1- Sur l’évocation romantique de Saint-Pierre-de-Rome, voir Wackenroder, Fantaisies sur l’art..., Paris, 1945, « L’église Saint-Pierre », p. 304 sq ; et Mme de Staël, citée par Chastel, Art et humanisme à Florence..., p. 464, n. 1.

2- C’est ainsi que Diderot écrit, dans ses Essais sur la peinture  (1766) : « On dit de Saint-Pierre de Rome, que les proportions sont si parfaitement gardées, que l’édifice perd au premier coup d’œil tout l’effet de sa grandeur et de son étendue, de sorte qu’on peut en dire : magnus esse, sentiri parvus. » (Œuvres esthétiques, éd. Vernière, p. 730.

3- C’est ainsi que, dans la conclusion de la Critique de la raison pratique, Kant remarquait que l’histoire de l’humanité commence certes par le sentiment du sublime, enthousiasme devant le ciel étoilé et la grandeur morale de l’homme. Mais la grossièreté des mœurs et l’insuffisance de la culture font que l’esprit déchoit bientôt de cette hauteur et sombre dans le fanatisme ou la superstition : « La contemplation du monde a commencé par le spectacle le plus splendide que les sens de l’homme puissent offrir et que l’entendement, s’il veut en saisir la vaste étendue, puisse supporter, et elle a abouti – à l’astrologie. La morale a commencé par la plus noble propriété de la nature morale dont le développement et la culture engendrent un profit infini, et elle a abouti – au fanatisme et à la superstition » (II, 803).